Préparons-nous à la venue du Rédempteur, en ce temps de l'Avent et surtout au cours de l'Année Sainte qui s'approche, en invoquant avec espérance : «Viens, Seigneur Jésus ! »
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La prière purifie le cœur et, avec elle, éclaire aussi l'œil, permettant de saisir la réalité d'un autre point de vue.
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Dans le cadre du centenaire de la mort de Charles de Foucauld, les groupes des fraternités ont organisé une journée à l'abbaye de Belloc le samedi 24 septembre 2016 sur la vie de Charles de Foucauld. Ceux qui n'ont pu y assister peuvent quand même lire la présentation de sa vie par Marc HAYET.. |
Quelques mots pour situer la vie de Charles
Né à Strasbourg : famille riche ; il a une sœur, Mimi, qui a 3 ans de moins que lui ; Orphelin (père et mère) la même année quand il a 6 ans. Pris en charge par les grands parents maternels et avec des liens très forts avec la famille d’une tante : un de ses cousines, Marie de Bondy, sera la grande amie et confidente de toute sa vie. Intelligent, lit beaucoup (Montesquieu, Voltaire) et ces lectures l’amènent à douter de tout. « Si je travaillais un peu à Nancy c'est parce qu'on me laissait mêler à mes études une foule de lectures qui m'ont donné le goût de l'étude, mais m'ont fait le mal que vous savez… » « Je demeurai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité, et ne croyant même pas en Dieu, aucune preuve ne me paraissant assez évidente. » « Nous avons désappris ensemble à prier » écrit-il à son ami Gabriel Tourdes « À 17 ans, j'étais tout égoïsme, tout vanité, tout impiété, tout désir du mal, j'étais comme affolé… » « J'étais dans la nuit. Je ne voyais plus Dieu ni les hommes : Il n’y avait plus que moi. » Entre à l’armée (St Cyr, Saumur, Pont-à-Mousson) : il a de l’argent, il a des amis, il fait la fête avec eux : « Je dors longtemps. Je mange beaucoup. Je pense peu. » Affecté en Algérie, il y part avec une femme qu’il fait passer pour son épouse : il est renvoyé de l’armée pour « inconduite notoire ». Il réintègre quand il apprend que son régiment part en opération, en Algérie. Dès que les opérations militaires sont finies, il démissionne : il ne supporte pas l’inactivité de la garnison. Il a attrapé le virus de l’Algérie, du monde et de la langue arabe. Il s’installe à Alger et prépare une exploration du Maroc, pays qui est alors totalement fermé aux Occidentaux. Il a besoin de cela pour s’affirmer, montrer à tous qu’il est capable de choses difficiles, se montrer à lui-même et aux autres qu’il est quelqu’un. Pour son expédition, il apprend l’hébreu, se fait passer pour un rabbin russe et circule en compagnie d’un guide Juif, le rabbin Mardochée. C’est une étape très importante pour lui : expérience de la pauvreté, du mépris dont sont victimes les Juifs ; expérience de l’hospitalité ; expérience de la prière et de la vie de foi des musulmans « La vue de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu a produit sur moi une profonde impression » « C’était difficile mais j’ai réussi ! » Il rentre à Paris, rédige le compte rendu détaillé de son exploration qui lui vaut la médaille d’or de la société de géographie. Temps de recherche : il passe du temps dans les églises, « ne me sentant bien que là et faisant cette étrange prière : Mon Dieu si vous existez faites que je vous connaisse. » Touché par l’affection et la foi de sa famille, il décide de prendre des leçons de religion catholique et s’adresse à l’abbé Huvelin, vicaire de l’église Saint Augustin, à Paris. Celui-ci le fait se confesser et l’envoi communier. C’est la rencontre et le choc : « Aussitôt que j’ai cru qu’il y avait un Dieu, j’ai su que je ne pouvais pas faire autrement que de ne vivre que pour lui. » Fin octobre 1886. Il a 28 ans. Trois ans de recherche. Pèlerinage à Nazareth, autre choc : Jésus a vécu 30 ans dans cette bourgade, menant la vie simple d’un artisan, sans rien de spécial : et pourtant Dieu était là. Il lui semble clair que c’est là sa vocation : Nazareth. « J’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth, mort il y a 1900 ans et je cherche à l’imiter autant que le peut ma faiblesse ! » La vie de Charles est une histoire de cœur perdu et donné à quelqu’un de vivant, Jésus de Nazareth. Charles veut le suivre, ne vivre que pour lui, dans son intimité. Mais ça va être un long chemin de recherche pour trouver sa voie. Ce chemin passe par 7 ans à la Trappe, et 3 ans d’ermite à Nazareth en Palestine. Pour suivre Jésus de Nazareth et vivre dans son intimité, Charles pense d’abord qu’il faut se mettre derrière les murs d’un monastère ou dans un ermitage et couper tous les liens. Peu à peu, Jésus va lui montrer un autre chemin : pour suivre Jésus de Nazareth et vivre dans son intimité, il faut aller là où Jésus est allé, près de ceux qui sont le plus loin. Un chemin de la séparation vers la proximité. Ordonné prêtre en 1901, il a 43 ans, il a part pour l’Algérie et s’installe à Beni Abbès. « Je veux habituer tous les habitants, à me regarder comme leur frère, le frère universel… Ils commencent à appeler la maison "la fraternité", et cela m'est doux… » Vivre la porte ouverte, accueillir tout le monde, découvrir le scandale de l’esclavage. Porter tout dans la prière. 1905 il s’installe tout au sud de l’Algérie, à Tamanrasset, un minuscule village Touaregs. Onze ans de vie au milieu d’eux. Peu à peu il entre dans de vraies relations d’amitié réciproque ; les gens lui sauveront la vie à un moment où il est très malade. Il fait un énorme travail scientifique sur la langue des Touaregs Seul au milieu de Touaregs musulmans, il va approfondir ce qu’il appellera l’apostolat de la bonté : c’est en vivant l’évangile qu’on parle le mieux de l’évangile. 1er décembre 1916. La guerre de 14 a commencé depuis deux ans ; les effets s’en font sentir jusqu’au fond du Sahara. La maison où est Charles est attaquée par un petit groupe dissident, sans doute pour le piller, peut-être pour le prendre en otage. Juste à ce moment là, arrivent deux militaires de l’armée française qui viennent rendre visite à Charles ; tout le monde s’affole : le jeune homme armé qui le garde prend peur et tire. Charles meurt.
Avec Charles de Foucauld, une manière d’être dans le monde d’aujourd’hui
Est-ce que nous pouvons tirer des enseignements et des lignes de conduite pour aujourd’hui ? Je vais simplement vous partager des choses qui, moi, me touchent et me marquent chez cet homme et qui me font vivre.
1- Aller sans peur dans le monde, à la rencontre du plus loin et du différent C’est quand même frappant ce chemin que Dieu a fait faire à Charles après sa conversion : dans le désir de suivre Jésus de Nazareth, qui l’a fasciné, il va passer de la vie la plus séparée du monde (moine derrière les murs d’un cloitre puis ermite dans une cabane de jardin) à une vie très insérée dans un milieu tout différent du sien où il se laisse accueillir par les gens. Il voulait vivre pour Jésus, Dieu va lui faire découvrir que pour vivre pour Jésus il fallait aller là où Jésus a été : dans le monde, et en particulier auprès de ceux qui sont le plus loin, le plus abandonnés, ceux qui présentent le moins d’intérêt. Y aller pour quoi faire ? Pour leur porter le message évangélique : Dieu aime tous les hommes ! Il dit dans une lettre à Mgr Caron : « Je suis un vieux pécheur qui, au lendemain de sa conversion — il y a près de vingt ans, — a été attiré très puissamment par Jésus à mener sa vie cachée de Nazareth. […] Prêtre libre du diocèse de Viviers, mes dernières retraites de diaconat et de sacerdoce m’ont montré que cette vie de Nazareth, ma vocation, il fallait la mener non pas dans la Terre Sainte, tant aimée, mais parmi les âmes les plus malades, les brebis les plus perdues, les plus délaissées : ce divin banquet, dont je devenais le ministre, il fallait le présenter non aux frères, aux parents, aux voisins riches, mais aux plus boiteux, aux plus aveugles, aux plus pauvres, aux âmes les plus abandonnées manquant le plus de prêtres. Dans ma jeunesse, j’avais parcouru l’Algérie et le Maroc : au Maroc grand comme la France avec dix millions d’habitants aucun prêtre à l’intérieur ; dans le Sahara algérien sept ou huit fois grand comme la France, et plus peuplé qu’on ne croyait autrefois, une douzaine de missionnaires. Aucun peuple ne me semblant plus abandonné que ceux-ci, j’ai sollicité et obtenu du Très Révérend Préfet apostolique du Sahara la permission de m’établir dans le Sahara algérien et d’y mener, dans la solitude, la clôture et le silence, dans le travail des mains et la sainte pauvreté, seul ou avec quelques prêtres ou laïques, frères en Jésus, […] une vie aussi conforme qu’on pourrait à la vie cachée du bien-aimé Jésus à Nazareth ». Sortir des zones confortables où j’ai mes repères (“la Terre Sainte, tant aimée”) pour aller rencontrer celui qui est le plus loin et lui porter ce que j’ai de meilleur. Il approfondira cela toute sa vie, en réfléchissant sur Nazareth, jusqu’à un autre grand texte connu sur Nazareth : pas d’habit spécial, comme Jésus à Nazareth ; pas séparé du village mais tout près, pas de grandes habitations, ni de grande terres, ni même de larges aumônes, comme Jésus à Nazareth : « Ta vie de Nazareth peut se mener partout : mène-la au lieu le plus utile pour le prochain. » Du coup la mission de porter l’évangile au dehors, aux plus éloignés, s’élargit : pas seulement dans les “pays de mission”, mais en tout lieu, là où nous sommes, là où les gens sont éloignés de l’évangile, chez nous, dans notre société d’aujourd’hui. Et ce que je trouve très intéressant, c’est que Charles réalise peu à peu que cette mission est une mission de tous les baptisés, pas seulement ni d’abord une mission de prêtres, mais avant tout, une mission de tout fidèle baptisé. Il va même jusque dire que le baptisé lambda est sans doute mieux équipé que le prêtre. Il a beaucoup de textes, dans la dernière partie de sa vie où il parle de Priscille et Aquila, deux laïcs dont saint Paul parle dans ses lettres et qui ont été ses collaborateurs très proches. Par exemple un texte comme celui-ci, dans une lettre à Joseph Hours, laïc lyonnais, dont on va reparler : « Comme vous le dites, les mondes ecclésiastiques et laïcs s’ignorent tellement que le 1er ne peut donner à l’autre. Il est certain qu’à côté des prêtres, il faut des Priscille et des Aquila, voyant ceux que le prêtre ne voit pas, pénétrant où il ne peut pénétrer, allant à ceux qui le fuient, évangélisant par un contact bienfaisant, une bonté débordante sur tous, une affection toujours prête à se donner, un bon exemple attirant ceux qui tournent le dos au prêtre et lui sont hostiles de parti pris. » Ou à Mgr Caron, en parlant de l’Association que Charles veut créer : « Ce n’est pas seulement par des dons matériels qu’on doit travailler à la conversion des infidèles ; c’est plus encore en provoquant l’établissement chez eux, à titre de cultivateurs, de colons, de commerçants, d’artisans, de propriétaires fonciers, etc., d’excellents chrétiens de toute condition destinés à être un précieux appui pour les missionnaires, à attirer par l’exemple, la bonté, le contact, les infidèles à la foi, et à être les noyaux auxquels peuvent s’agréger un à un les infidèles à mesure qu’ils se convertissent ». Intéressant, dans ce dernier texte, cette idée que les laïcs chrétiens sont le noyau de base qui va constituer l’Église Donc premier point : une mission de tous les baptisés appelés à se tourner résolument vers ceux qui sont loin, pour leur porter le message de l’amour, en tout lieu que ce soit.
2- Regarder le monde non pas comme le lieu de tous les dangers mais comme le lieu où l’on peut rencontrer Dieu C’est un autre défi que Charles a rencontré : à partir du moment où il s’est converti, il a voulu vivre dans l’intimité de son bien aimé frère et Seigneur Jésus. C’est cela qui l’a conduit à la Trappe, de la Trappe à la solitude de Nazareth, de là à Beni Abbès, avec, dans cette nouvelle étape, le sacerdoce et la mission de porter le banquet aux plus abandonnés. Mais à Béni Abbès, avec le désir d’être frère de tous et avec la porte ouverte en permanence, ça devient compliqué de rester dans l’intimité silencieuse même s’il parle encore de clôture. La lumière lui viendra au cours de sa marche de reconnaissance vers les Touaregs, en 1904 : vous connaissez ce texte. Il marche tout en essayant de repérer des endroits où il pourrait s’installer ; un jour, il trouve un endroit possible : un lieu de passage, dans des rochers au pied d’une falaise. Mais où s’installer ? en haut de la falaise ce qui « a l’avantage d’être loin des hommes et du bruit et de procurer la solitude avec Dieu » ; ou en bas, ce qui « a l’inconvénient d’être près des hommes et exposé à bien des visites » et il demande au Seigneur de l’éclairer sur le choix à faire. La réponse est lumineuse : « Aujourd’hui et dans l’avenir, si tu le peux, établis-moi au 1er endroit dans ces rochers semblables à ceux de Bethléem et de Nazareth, où tu as à la fois la perfection de mon imitation et celle de la charité ; pour ce qui est du recueillement, c’est l’amour qui doit te recueillir en moi intérieurement et non l’éloignement de mes enfants : Vois-moi en eux ; et comme moi à Nazareth, vis près d’eux, perdu en Dieu. » En d’autres termes, ce n’est pas le lieu où je vis qui gène ma relation à Dieu ; ce qui peut gêner c’est ma manière d’être dans ce lieu : si j’y suis en aimant, j’y suis avec Dieu aussi surement que lorsque je suis à l’église ou à la chapelle : le recueillement vient de l’amour. « Vois-moi en eux ; et comme moi à Nazareth, vis près d’eux perdu en Dieu. » Magnifique expression de la vie chrétienne dans le monde. Invitation à être dans le monde sans crainte, parce que Dieu nous y attend : « Vois-moi en eux ! », c’est fort ça ! Bien sûr ce n’est pas Dieu que je vois, c’est l’autre, et je dois le regarder pour lui-même ; mais en regardant l’autre avec amour, je rencontre Dieu parce que Dieu est avec lui. Invitation aussi à faire de tout événement et de toute rencontre une prière, une rencontre avec Dieu, un “clin d’œil vers le ciel”. Cela transforme nos vies. Et cela nous fait “prier sans cesse”. Charles reviendra très souvent sur cette idée, que l’amour de Dieu et l’amour des hommes grandissent ensemble : « Nous n’avons qu’un cœur, le même cœur avec lequel nous aimons Dieu est aussi celui avec lequel nous aimons les hommes : si notre cœur s’échauffe, s’enflamme, s’attendrit dans la pratique de l’amour du prochain, par là-même il se rend plus chaud, plus tendre pour aimer Dieu. » 3- À l’écoute de Dieu qui parle : me laisser toucher et bousculer par la rencontre de l’autre Si Dieu est là, au milieu du monde, et si je veux le rejoindre à partir de ma vie dans le monde, il faut que j’écoute ce qu’il me dit à travers la vie du monde, la vie des gens. Et ça, il me semble que c’est aussi une caractéristique du chemin de Charles de Foucauld : vivre dans le monde avec les yeux ouverts et me laisser bousculer par la vie du monde autour de moi. C’est remarquable chez Charles. Quand il est à la Trappe et qu’il commence à se poser des questions, lui-même note qu’une des choses qui l’ont fait bouger, c’est d’aller prier auprès d’une famille pauvre : « Il y a une huitaine de jours on m’a envoyé prier un peu près d’un pauvre indigène catholique mort dans le hameau voisin : quelle différence entre cette maison et nos habitations ! Je soupire après Nazareth... » Ou bien ses réflexions sur le fait que leur monastère a été protégé alors que les chrétiens autour étaient massacrés : « C’est douloureux d’être si bien avec ceux qui égorgent nos frères, il vaudrait mieux souffrir avec eux que d’être protégés par les persécuteurs... C’est honteux pour l’Europe : d’un mot, elle aurait pu empêcher ces horreurs, et elle ne l’a pas fait. Il est vrai que le monde a si peu connu ce qui se passait ici, le gouvernement turc ayant acheté la presse, ayant donné des sommes énormes à certains journaux, pour ne publier que les dépêches émanant de lui. Mais les gouvernements savent toute la vérité par les ambassades et les consulats. » Ou bien tout seulement son expérience du travail à la Trappe : Nous, notre grand travail c’est le travail des champs : […] Avant-hier a fini la moisson. C’est le travail des paysans, travail infiniment salutaire pour l’âme : tout en occupant le corps, il laisse à l’âme le pouvoir de prier et de méditer. Puis ce travail, plus pénible qu’on ne pense quand on ne l’a jamais fait, donne une telle compassion pour les pauvres, une telle charité pour les ouvriers, les laboureurs ! On sent si bien le prix d’un morceau de pain, quand on voit par soi-même combien il coûte de peine pour le produire ! on a tant de pitié pour tout ce qui travaille, quand on partage ces travaux !... Plus tard à Nazareth, c’est aussi quand il se rend compte que lui est bien traité alors que d’autres familiers du monastère le sont moins, qu’il se sent mal à l’aise et commence à penser à quitter : « La Mère Abbesse est toujours pour moi si bonne, si bonne qu’elle ne sait qu’inventer pour m’être délicatement agréable; et toute la communauté fait de même… Mais cela même me gêne ; voilà pourquoi : je ne veux pas être ingrat ; mais je ne veux pas non plus être flatteur, ce qui est un rôle indigne ; or si la Révérende Mère a cette extrême bonté pour moi, c’est moins par un sentiment surnaturel qui lui fait voir en moi Jésus, que parce que je lui plais, je lui suis persona grata ; et cela ne l’empêche pas d’être assez dure, assez froide et raide pour d’autres qui valent mieux que moi et qui, en tous cas, sont tous membres de Jésus "ce que vous faîtes à un de ces petits vous me le faites"… Il y a parfois des manques de charité, voire même de justice qui me mettent dans une situation fausse, d’autant plus qu’on se garde de m’en parler – on sait, on devine ce que j’en dirais – et on tâche de me les cacher… Mais ensuite, quand on me fait venir au parloir, qu’on me fait mille grâces, qu’on m’entoure des plus délicates attentions, je suis fort ennuyé… Il m’est odieux d’être si bien traité par une personne qui traite si mal Jésus un instant avant ou après […] et alors pour n’être ni flatteur ni complice ni participant à aucun degré de ces manières d’agir, je pense plus d’une fois m’en aller et à profiter de ce départ pour aller en un lieu où je sois réellement et où je reste absolument inconnu » C’est très intéressant de voir que c’est en se laissant toucher par la situation des pauvres (les chrétiens de la région d’Akbès, où les gens maltraités par les sœurs et qui lui confient leurs peines, ce qui veut dire qu’il est à leur écoute…) que Charles se laisse bousculer et interroger, quitte, à la lumière de ces interrogations, à remettre en cause sa manière de vivre son appel : les événements sont pour lui comme la voix de Dieu. Ce sera d’ailleurs la même chose, par exemple, quand Charles malade sera sauvé par les Touaregs, et les changements qui se produiront en lui grâce à ce partage en vérité. Cela aussi me semble un message pour nous aujourd’hui : écouter Dieu qui nous parle dans le partage de la vie des gens, avec qui je vis : le monde, mon quartier, mon palier, ma famille etc. Cheminer avec l’autre, en particulier le petit, me laisser toucher par sa souffrance, en écoutant ce que Dieu me dit à travers sa vie ; cela peut aller jusqu’à me faire bouger et réorienter ma vie… 4- Annoncer l’évangile à travers une attitude de dialogue Être dans le monde, Ok, on y est ; y voir la présence de Dieu, Ok, on essaye ; écouter ce que Dieu nous dit par les autres, d’accord on fait ce qu’on peut. Mais nous, comme chrétiens dans le monde d’aujourd’hui, est-ce qu’on n’a pas aussi quelque chose à apporter, un message à transmettre ? Bien sûr, annoncer l’Évangile est une préoccupation constante chez Charles, mais c’est intéressant de voir qu’à la fin de sa vie, il a une conception très particulière de cette annonce. On pourrait dire que pour lui annoncer l’évangile, c’est entrer en dialogue avec l’autre, et le dialogue n’est pas d’abord apporter mes arguments pour “placer ma marchandise”, si j’ose dire, mais respecter l’autre dans son chemin, écouter ce qu’il a à me dire… Il faut noter que le mot dialogue ne fait pas partie du vocabulaire de Charles, il n’est pas un théoricien du dialogue, mais un praticien, un pratiquant du dialogue. (Et je n’oublie pas qu’il n’a été ni un bon théoricien ni un bon praticien du dialogue avec les Allemands pendant la guerre, mais c’est un autre thème !) Je cite toujours une lettre de Charles à Joseph Hours, un laïc de Lyon a qui il a écrit plusieurs fois (on a 23 lettres de Charles à Joseph) parce qu’on y trouve regroupés plusieurs traits de la façon dont Charles conçoit l’annonce de l’évangile. Je l’ai déjà citée tout à l’heure à propos de Priscille et Aquila et du rôle et de la tâche des laïcs. Tout chrétien doit donc être apôtre : ce n’est pas un conseil, c’est un commandement, le commandement de la charité. – Être apôtre, par quel moyen ? Par ceux que Dieu met à sa disposition : les prêtres ont leurs supérieurs qui leur disent ce qu’ils doivent faire... – Les laïcs doivent être apôtres envers tous ceux qu’ils peuvent atteindre : leurs proches et leurs amis d’abord, mais non eux seuls, la charité n’a rien d’étroit, elle embrasse tous ceux qu’embrasse le CŒUR DE JÉSUS. – Par quels moyens ? Par les meilleurs, étant donnés ceux auxquels ils s’adressent : avec tous ceux avec qui ils sont en rapport sans exception, par la bonté, la tendresse, l’affection fraternelle, l’exemple de la vertu, par l’humilité et la douceur toujours attrayantes et si chrétiennes : avec certains sans leur dire jamais un mot de Dieu ni de la religion, patientant comme Dieu patiente, étant bon comme Dieu est bon, aimant, étant un tendre frère et priant ; avec d’autres en parlant de Dieu dans la mesure qu’ils peuvent le porter ; dès qu’ils en sont à la pensée de rechercher la vérité par l’étude de la religion, en les mettant en rapport avec un prêtre très bien choisi et capable de leur faire du bien… Surtout voir en tout humain un frère – “vous êtes tous frères, vous avez un seul père qui est aux cieux” – voir en tout humain un enfant de Dieu, une âme rachetée par le sang de JÉSUS, une âme aimée de JÉSUS, une âme que nous devons aimer comme nous-mêmes et au salut de laquelle nous devons travailler. Être apôtre sans jamais parler de Dieu, il faut le faire ! Ça je crois que c’est très “Foucauld dernière période”, le Charles qui a déjà des années de vie au milieu des Touaregs : il est arrivé à cette certitude de vie qu’il doit respecter ses voisins dans leurs convictions, cheminer ensemble à partir des valeurs communes, marcher à leur pas et les aimer. Ce qui parle de Dieu, c’est l’amour ; ce qui parle de l’Évangile, c’est d’abord la vie évangélique… Le dialogue est d’abord le dialogue de l’amour offert : “Surtout voir en tout humain un frère”. Avant que je puisse leur parler de Dieu, les gens m’attendent sur mon comportement. Avant que je puisse leur parler de Dieu, les gens attendent que je les écoute me parler d’eux-mêmes. J’ai dit que Charles n’a pas fait une théorie du dialogue, mais on peut repérer, chez lui les attitudes qui sont pour lui les attitudes du dialogue. Je vais noter 4 ou 5 points : a) « Bannir l’esprit militant » On trouve ça dans la même lettre à Joseph Hours : « Bannir loin de nous l’esprit militant. “Je vous envoie comme un agneau parmi les loups”, dit JÉSUS... Combien il y a loin entre la manière de faire et de parler de JÉSUS et l’esprit militant de ceux qui ne sont pas chrétiens ou mauvais chrétiens voient des ennemis qu’il faut combattre, au lieu de voir des frères malades qu’il faut soigner, des blessés étendus sur le chemin dont il faut être les bons Samaritains. […] N’être militant avec personne : JÉSUS nous a appris à aller “comme des agneaux parmi les loups”, non à parler avec aigreur, avec rudesse, à injurier, à prendre les armes » “Bannir l’esprit militant”, cela ne veut pas dire, ne pas s’engager ! Cela veut dire refuser de vouloir convaincre l’autre à tout prix, refuser de se placer au plan des batailles d’idées âprement défendues (“avec aigreur, avec rudesse”, en injuriant, en prenant les armes) ; cela veut dire essayer de comprendre l’autre, ce qui peut faire obstacle en lui, ce qui le rend “malade, blessé” comme dit Charles. b) Reconnaître la valeur de l’autre, sa part de vérité C’est une deuxième attitude dans le dialogue. On trouve cela dans les réflexions de Charles sur les Musulmans et sur l’Islam, parce que c’est le milieu dans lequel il vit ; cela nous intéresse aussi dans la situation de notre pays aujourd’hui, mais ce qu’il dit de l’Islam est valable pour toute situation : « L’islamisme est extrêmement séduisant : il m’a séduit à l’excès. Mais la religion catholique est vraie : c’est facile à prouver. Donc toute autre est fausse... Or là où il y a erreur il y a toujours des maux (quoique les vérités qui peuvent subsister au milieu des erreurs sont un bien, et restent capables de produire des grands et des vrais biens, ce qui arrive pour l’Islam ». « Est-il étonnant que les Musulmans se fassent de fausses idées de notre religion quand presque tout le monde parmi nous en a de si fantastiques de leurs croyances ?... […] Vous avez admirablement dépeint cette extrême simplicité de mœurs qui est si belle, et cette grande décence... Je ne puis m’empêcher de le redire, j’ai été très édifié par votre livre, y trouvant une foule d’exemples à imiter, y compris le vôtre... Plusieurs choses intéressantes dans ces extraits de deux lettres à son ami Henry de Castries qui lui a envoyé un livre qu’il vient d’écrire sur l’Islam : d’abord cette idée qu’il y a une part de vérité dans l’Islam et qu’il est dès lors normal que le musulman reste fidèle à cette vérité ; ensuite cette certitude que la vérité, où qu’elle se trouve, produit du fruit bon. Intéressant aussi de remarquer qu’entre ces 2 lettres, il y a un mois d’écart : pendant ce mois Charles a lu le livre d’Henry de Castries : il s’est laissé toucher par les idées ouvertes de son ami, il a changé son regard, il admet qu’il avait lui aussi des préjugés (“des idées fantastiques sur leurs croyances”) et il va jusqu’à dire qu’il y a des exemples à imiter dans les musulmans dont parle de Castries !... « La conversion des Musulmans est particulièrement difficile. Leur religion n’est point déraisonnable comme celle des idolâtres, et avec des erreurs elle contient des vérités ; aussi la supériorité de la vraie religion ne leur apparaît pas clairement ; il faudrait, pour pouvoir reconnaître leur erreur, une instruction qu’ils n’ont pas» Des idées assez étonnantes pour son époque, assez en avance sur son temps. (Des idées où Charles a d’ailleurs évolué en connaissant les gens : tantôt évolution de grande compréhension et estime, tantôt retour en arrière…) Attitude fondamentale du dialogue : croire que l’autre est sincère, et cherche sincèrement avec la lumière dont il dispose, ne pas douter de sa bonne foi, ne pas douter de sa capacité à s’ouvrir ; s’enrichir de ses valeurs.
c) Entrer dans une relation de réciprocité : l’histoire de Taghaïchat « Lors du massacre de la mission Flatters, une femme touarègue de famille noble a eu une très belle attitude, s’opposant à ce qu’on achève les blessés, les recueillant et les soignant chez elle, refusant l’entrée de sa maison à Attissi, qui […] voulait les achever lui-même, et, après guérison, les faisant rapatrier à Tripoli. Elle a maintenant 40 à 43 ans, passe pour avoir beaucoup d’influence et est renommée pour sa charité. Cette âme n’est-elle pas prête pour l’Évangile ? N’y aurait-il pas lieu de lui écrire simplement pour lui dire que la charité qu’elle pratique sans cesse et celle avec laquelle elle a recueilli, soigné, défendu, rapatrié les blessés de la mission française, il y a 22 ans, sont connues de nous et nous remplissent de joie et de reconnaissance envers Dieu... Dieu a dit : « Le 1er commandement de la religion est d’aimer Dieu de tout son cœur. Le 2ème est d’aimer tous les humains sans exception comme soi-même. » Dieu a dit aussi : « Vous êtes tous frères. Vous avez tous un même père, Dieu » ; et « Le bien et le mal que vous faites aux hommes, vous le faites à Dieu ». Admirant et rendant grâce à Dieu de vous voir si bien pratiquer la charité envers les hommes qui est le second devoir, le premier étant l’amour de Dieu, nous vous écrivons cette lettre pour vous dire que chez les chrétiens, où des centaines de milliers d’âmes, hommes et femmes, renonçant au mariage et aux biens terrestres, consacrent leur vie à prier, méditer la parole de Dieu et pratiquer la bienfaisance, tous les religieux et religieuses qui entendront parler de vous, vous béniront, loueront Dieu de vos vertus, et Le prieront de vous combler de grâces en ce monde et de gloire dans le ciel... Nous vous écrivons aussi pour vous demander très instamment de prier pour nous, certains que Dieu, qui a mis dans votre cœur une si ferme volonté de l’aimer et de le servir, écoute les prières que vous lui adressez, nous vous supplions de le prier pour nous et pour tous les hommes, afin que tous nous l’aimions et Lui obéissions de toute notre âme. A Lui gloire, bénédiction, honneur, louange, maintenant et toujours. Amen. Je vais envoyer copie de ce projet de lettre à Mgr Guérin, en lui demandant s’il veut écrire lui-même, ou s’il veut que j’écrive — et en lui offrant — si les relations se nouent — si je reste seul — si à ce moment cela paraît la volonté de Dieu — d’aller faire une visite, pédestrement, à cette dame.» Ce n’est pas rien de reconnaître profondément le bien chez l’autre, de lui dire que j’apprécie ce bien et que j’en remercie Dieu. Ce n’est pas rien pour un prêtre catholique de demander à une musulmane de prier pour lui, avec la certitude que Dieu va écouter ses prières ! Je me répète : dans le contexte de Charles, il a affaire aux musulmans, et il nous livre ses réactions. Mais cette attitude de dialogue qui sait reconnaître le bien de l’autre, qui sait dire à l’autre le bien qui est en lui, qui sait demander l’aide à l’autre, c’est valable aussi dans ma relation avec ma voisine de palier, avec le jeune qui tient le mur dans la cité, pour peu que j’entre en contact avec eux ! On a une confirmation de cela dans les textes mêmes de Charles : il a passé beaucoup de temps à parler avec les gens, surtout à Béni Abbès et Tamanrasset ; il s’est lié avec quelques uns. « J’ai ici au moins quatre "amis", sur qui je puis compter entièrement. Comment se sont-ils attachés à moi ? Comme nous nous lions entre nous. Je ne leur ai fait aucun cadeau, mais ils ont compris qu’ils avaient en moi un ami, que je leur étais dévoué, qu’ils pourraient avoir confiance en moi. Et ils m’ont rendu la pareille de ce que j’étais pour eux... Ceux qu’ici je regarde et je traite comme de vrais et bons amis, c’est : Ouksem Ag Ourar, chef des Dag-Rali, son frère Abahag, Chikat Ag Mokhammed (Dag-Rali), homme de 66 ans qui ne circule plus guère, et le fils de ce dernier : Ouksem Ag Chikat (que j’appelle mon fils). Il y en a d’autres que j’aime, que j’estime, sur qui je puis compter pour beaucoup de choses. Mais ces quatre là, je puis leur demander n’importe quel conseil, renseignement, service, je suis sûr qu’il me le rendront de leur mieux.» (A Garnier, 23 février 1913). Intéressant de voir qu’il s’agit pour lui de savoir demander des renseignements des services, ou même des conseils, à ses amis : une vraie relation de réciprocité. On pourrait ajouter un autre point caractéristique, selon Charles de Foucauld, de cette manière d’être au monde comme porteurs d’Évangile au monde d’aujourd’hui : d) Le dernier mot appartient à Dieu C’est une autre façon de dire “Bannir l’esprit militant”. Au fond, c’est Dieu qui sait le terme ! L’essentiel, pour le présent, c’est que chacun fasse la route généreusement avec les lumières qu’il a ! C’est une conversation rapportée par le Dr. Dhautheville : «Un jour il m’invita à dîner avec le maréchal-des-logis Teissère, venu pour mettre en chantier le fort Motylinski. Au milieu du repas je posais au Père la question suivante : — Croyez-vous que les Touaregs vont se convertir et que vous obtiendrez des résultats vous payant de vos sacrifices ? — Mon cher Docteur, dit-il, je suis ici non pas pour convertir les Touaregs mais pour essayer de les comprendre et de les améliorer. Et puis, je désire que les Touaregs aient place au Paradis ; je suis certain que le bon Dieu accueillera au ciel ceux qui furent bons et honnêtes sans qu’il soit besoin d’être catholique romain. Vous êtes protestant, Teissère est incrédule, les Touaregs sont musulmans, je suis persuadé que Dieu nous recevra tous si nous le méritons, et je cherche à améliorer les Touaregs pour qu’ils méritent le Paradis.» Ce n’est pas du relativisme : c’est faire confiance au travail de l’Esprit dans le cœur de chaque personne ; c’est aussi faire confiance à l’homme et croire qu’il est capable d’une réponse libre et droite, s’il est fidèle aux lumières qu’il a reçues (« les améliorer » c’est cela : les aider à donner le meilleur d’eux-mêmes à le développer). C’est surtout réaffirmer que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Cf. la prière de Charles : « Mon Dieu faites que tous les humains aillent au ciel ». C’est assez intéressant de voir qu’à la fin de sa vie, Charles insiste souvent sur cette attitude de confiance du travail de l’esprit dans le cœur de toute personne. Dans ses dernières années, il a beaucoup travaillé à mettre sur pied une association (L’union des frères et sœurs du Sacré cœur de Jésus) ouverte à tous les chrétiens, prêtres, laïcs, célibataires, mariés, religieux, religieuses, qui aurait un triple but : 1- mettre l’évangile dans sa propre vie et en vivre ; 2- aimer l’Eucharistie, sacrement de la vie donnée, et en vivre ; 3- travailler à faire connaître l’évangile à ceux qui sont loin. Et il a écrit une sorte de vade mecum, d’aide mémoire pour les membres de cette union. C’est frappant de voir comment il y insiste pour que les chrétiens vivent les grandes dimensions de la vie, amour, respect de l’autre, sobriété de vie, etc, en essayant de faire en sorte que cela puisse attirer tout le monde : « chercher à imprégner de ses valeurs tous ceux avec qui ils sont en contact, les faire apprécier, donner envie de les vivre » : une sorte de grande confiance dans la droiture des gens : ils sont capables de désirer le bien, d’y conformer leur vie : en d’autres mots même s’ils ne peuvent pas confesser l’évangile, ils peuvent y adhérer et en pratiquer les valeurs.
5- Vivre et porter l’évangile de la tendresse : Un dernier point si vous avez encore un peu de patience : pour moi, c’est un point clé du message de Charles ; cela rejoint ce qu’a appelé l’apostolat de la bonté, et que j’appellerais volontiers l’évangile de la tendresse. Notre monde d’aujourd’hui est finalement assez dur : c’est un monde de compétition, et malheur au petit et au faible ! Dans nos quartiers, on est entourés de gens qui vivent dans la solitude, même avec le portable branché en permanence, de gens qui ont échoué scolairement, professionnellement, de gens qui doutent d’eux-mêmes, qui se dévalorisent à force d’avoir été dévalorisés, qui vivent mal leurs limites, etc., etc. Une des lumières que Charles de Foucauld nous apporte, c’est que notre manière d’être au monde doit être celle de porteurs de tendresse. Au plus je lis des textes de Charles, au plus je découvre que le langage de la tendresse a une grande place dans le vocabulaire de Charles. “Tendre ; tendresse ; affection” ce sont des mots très courants sous sa plume. (“Je t’embrasse comme je t’aime », est une conclusion fréquente à ses lettres). Par exemple dans la fameuse lettre à Joseph Hours déjà citée : « Se faire tout à tous pour les donner tous à JÉSUS", en ayant avec tous bonté et affection fraternelle, en rendant tous les services possibles, en prenant un contact affectueux, en étant un frère tendre pour tous, pour amener petit à petit les âmes à JÉSUS en pratiquant la douceur de JÉSUS. » Ce qui est intéressant c’est qu’on trouve cela du début à la fin de sa vie : par exemple cette méditation à Nazareth sur l’évangile de la résurrection de la fille de Jaïre : « Soyons délicats sans fin dans notre charité... Ayons cette tendre délicatesse qui entre dans les détails et sait par des riens mettre tant de baume dans les cœurs : "Donnez-lui à manger", dit Jésus. Entrons de même avec ceux qui sont près de nous dans les petits détails... soulageons par les plus minutieuses attentions ; ayons pour ceux que Dieu met près de nous ces tendres, délicates, petites attentions qu’auraient entre eux des frères très tendres et des mères très tendres pour leurs enfants..» Une tendresse qui rentre dans les détails. Charles n’a pas fait qu’en parler, il l’a pratiquée. C’est étonnant de lire des lettres de lui aux soldats blessés dans l’attaque El Moungar (Taghit) près de Béni Abbès, en 1903 : il a passé trois semaines auprès des blessés et il a correspondu ensuite avec quelques uns. C’est très étonnant de voir comment avec des hommes, légionnaires de surcroît, il s’exprime avec une affection étonnante (lui, ancien militaire, n’a pas les clichés que nous avons du légionnaire “gros dur, insensible” ; il sait que ces hommes blessés ont un cœur, pensent à leur famille en France, etc, ont besoin d’une expression d’affection). Le capitaine qui était en poste à ce moment-là, témoignera comment cette délicatesse est restée gravée dans le cœur de ces soldats. Mais on se rappelle aussi ce qu’ont dit les Touaregs après sa mort : « Il ne nous faisait jamais attendre ! » Ou bien les conseils qu’il donnait aux officiers lorsqu’ils recevaient des gens : mettre des bancs, recevoir les gens en les faisant s’asseoir, comme marque de respect et d’attention : une attention qui rentre dans les détails ; Cette idée de la tendresse comme chemin de communication entre les personnes et même comme moyen d’évangélisation, on la retrouve encore à la fin de sa vie : « Il y a toujours à faire par l’exemple, la bonté, la prière, en se liant de relations plus étroites - avec les âmes tièdes ou éloignée de la foi, pour les amener peu à peu, à force de patience, de douceur, de bonté, par influence de la vertu plus que par des conseils, à une vie plus chrétienne ou à la foi; en rentrant en relations amicales avec des personnes tout à fait contraires à la religion pour faire, par la bonté et la vertu, tomber leur préventions et les amener inclusivement à Dieu... Il faut étendre nos relations avec les bons chrétiens pour nous soutenir dans l’Amour ardent de Dieu, et avec les non pratiquants en cherchant à avoir avec eux non des rapports mondains mais des rapports d’affection cordiale, les amenant à avoir pour nous estime et confiance et, de là, à se réconcilier avec notre foi". Je pense qu’on a tous fait l’expérience de la puissance de la tendresse pour ouvrir les personnes, en particulier quand on rencontre des personnes blessées ; j’espère aussi qu’on a tous fait l’expérience de la tendresse que d’autres ont eu pour nous et qui nous a redonné vie.
Si je récapitule ce que j’ai essayé de dire, je dirais que pour moi, ce que je trouve central dans le message de Charles de Foucauld et ce qui en fait son actualité, c’est : Un message résolument tourné vers le monde, avec un regard positif, décentré de nous-mêmes, pour y porter l’évangile de l’amour en particulier aux plus fragiles et aux plus éloignés. Porter le message de l’amour par une vraie attitude de dialogue. Dialogue cela veut dire “Bannir l’esprit militant”, faire route avec l’autre avec patience Reconnaître la part de vérité féconde que toute personne porte en elle Entrer dans une relation de réciprocité, où j’accepte de recevoir de l’autre Confiance que Dieu parle au cœur et que l’homme est capable de réponse droite Dans cet ensemble d’attitude faire “parler” l’Évangile : c’est la vie évangélique qui parle de l’Évangile Vivre l’évangile de la tendresse avec tous et surtout avec les petits et les blessés, les laissés pour compte. Cela donne un magnifique portrait du chrétien dans le monde d’aujourd’hui, dont le résumé pourrait être cette phrase de Charles : « Surtout voir en tout humain un frère ! »
J’imagine qu’en m’écoutant, vous avez pensé à quelqu’un : j’avais fait un jour un travail sur ces thèmes que j’ai évoqués en les mettant en parallèle avec des textes du pape François. Non pas pour dire que le pape François est “foucauldien” (il était déjà jésuite, on le trouve franciscain, on ne va pas lui rajouter Foucauld !). Mais c’est frappant de voir la proximité : tout simplement parce que François, comme Charles boivent à la même source fraîche de l’évangile !
Si vous permettez, je voudrais, pour terminer, illustrer ce que j’ai dit par une histoire concrète qui m’est arrivée. Vous devez en avoir beaucoup de semblables : c’est le fruit de cette manière d’être dans le monde, en nous laissant guider par l’Évangile tel que Charles de Foucauld nous l’a transmis. On recueille ce fruit avec émerveillement. Modestement. Mon dernier travail, je travaillais pour une société de nettoyage dans un supermarché. Nous étions 3 hommes chargés du nettoyage. Dans le magasin, il y avait beaucoup de jeunes stagiaires envoyés par leurs écoles pour apprendre le métier. Souvent ce sont de jeunes arabes, habituellement pas très bien vus. J’ai pris l’habitude de leur demander leur nom. J’ai été frappé de voir comment cette petite chose insignifiante était importante : quand le lendemain tu reviens en disant : « Salut Jamal » ou « salut Kader ! », j’ai été surpris par le nombre de fois où ils m’ont dit avec de la joie et de la surprise dans les yeux : « Oh, tu as retenu mon nom ! » ; ensuite, ce sont eux qui venaient me saluer, ce qu’ils ne faisaient pas avec les autres… Cela m’a fait beaucoup réfléchir et comprendre plus en profondeur ces paroles de Jésus : « Le berger connaît ses brebis et il les appelle chacune par leur nom et elles le suivent ! » À quelle profondeur de l’humain, à quelle attente secrète de salut, Jésus fait allusion dans cette simple phrase ! L’intéressant pour moi est que cette histoire a une suite : mon chef est un musulman pratiquant, un homme ouvert et curieux : on a toujours beaucoup parlé avec lui de religion, de politique, de justice, etc. Et avec beaucoup de liberté et d’amitié, il m’a souvent commenté mes manières de faire. Là, il m’a un jour demandé : « Pourquoi tu fais ça avec les jeunes ? – Eh bien parce qu’on est ensemble au travail et il faut être un peu humain, non ? C’est normal » mais il m’a dit : « Non ! tu fais ça parce que tu es croyant ! » J’ai trouvé très beau que lui me fasse remarquer que cette attitude humaine est aussi une attitude basique de croyant. Alors je lui ai expliqué ce que ça m’avait fait découvrir du mystère de l’amour de Dieu à partir de la phrase sur les brebis. J’ai été très touché, des mois après, lorsque je suis parti à la retraite, quand il m’a dit, en faisant référence à cette petite histoire : « Tu vas me manquer : d’être avec toi, ça m’a fait travailler mon propre Islam : il y a une dimension d’humanité chez vous que nous n’avons pas » et moi je l’ai remercié pour son aide à relire ma vie à la lumière de la foi. Tout ça parce qu’on a été ensemble plus d’un an, le balai à la main. Rien de plus ordinaire ; rien de plus extraordinaire. Marc Hayet dans le cadre des conférences d’été de Past’Opale 2016
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Asekrem (Ahaggar) par In Salah via Biskra - Ouargla, 3 mai 1912
Monsieur, Je reçois votre lettre, qui me dit, sur le besoin qu’a partout, en France comme en pays de missions, l’œuvre ecclésiastique d’être renforcée d’une œuvre laïque, des choses bien vraies - que je pense moi-même depuis longtemps… Comme vous le dites, les mondes ecclésiastiques et laïcs s’ignorent tellement que le 1er ne peut donner à l’autre. Il est certain qu’à côté des prêtres, il faut des Priscille et des Aquila, voyant ceux que le prêtre ne voit pas, pénétrant où il ne peut pénétrer, allant à ceux qui le fuient, évangélisant par un contact bienfaisant, une bonté débordante sur tous, une affection toujours prête à se donner, un bon exemple attirant ceux qui tournent le dos au prêtre et lui sont hostiles de parti pris. Il semble que le mal soit très profond. Ce sont des vertus fondamentales qui manquent, ou sont trop faibles : les vertus chrétiennes fondamentales elles-mêmes : charité, humilité, douceur. Elles sont faibles et mal comprises. La charité, qui est le fond de la religion (“le 1er devoir est d’aimer Dieu, le 2e, semblable au 1er, est d’aimer son prochain comme soi-même”), oblige tout chrétien à aimer le prochain, c’est à dire tout humain, comme soi-même, et par conséquent à faire du salut du prochain, comme de son propre salut, la grande affaire de sa vie. Tout chrétien doit donc être apôtre : ce n’est pas un conseil, c’est un commandement, le commandement de la charité.
Il semble qu’il faudrait que les parents au foyer, les prêtres au catéchisme et dans les instructions, tous ceux qui ont mission d’élever l’enfance et la jeunesse inculquent aux enfants dès le jeune âge, en revenant sans cesse sur elles, ces vérités : – tout chrétien doit être apôtre, c’est un devoir strict de charité. – tout chrétien doit regarder tout humain comme un frère bien aimé ; s’il est pécheur, ennemi de Dieu, c’est un frère malade, très malade ; il faut avoir pour lui une pitié profonde et des soins fraternels comme envers un frère insensé... Les non-chrétiens peuvent être ennemis d’un chrétien : un chrétien est toujours le tendre ami de tout humain; il a pour tout humain les sentiments du CŒUR de JÉSUS. – être charitable, doux, humble avec tous les hommes : c’est là ce que nous avons appris de JÉSUS. – N’être militant avec personne : JÉSUS nous a appris à aller “comme des agneaux parmi les loups”, non à parler avec aigreur, avec rudesse, à injurier, à prendre les armes. – “Se faire tout à tous pour les donner tous à JÉSUS", en ayant avec tous bonté et affection fraternelle, en rendant tous les services possibles, en prenant un contact affectueux, en étant un frère tendre pour tous, pour amener petit à petit les âmes à JÉSUS en pratiquant la douceur de JÉSUS. – lire et relire sans cesse le Saint Évangile pour avoir toujours devant l’esprit les actes, les paroles, les pensées de JÉSUS, afin de penser, parler, agir comme JÉSUS, de suivre les exemples et les enseignements de JÉSUS, et non les exemples et les manières de faire du monde auxquels nous retombons si vite dès que nous détachons les yeux du divin modèle. Voici le remède, selon moi ; – l’application en est difficile, parce qu’elle touche aux choses fondamentales, aux choses intérieures de l’âme, et que le besoin en est universel. Mais la difficulté n’est pas pour arrêter ; plus elle est grande, plus il faut au contraire se mettre avec hâte à l’œuvre et y travailler avec toutes ses forces. Dieu aide toujours ceux qui le servent. Jamais Dieu ne manque à l’homme ; c’est l’homme qui manque si souvent à Dieu ! Dût-on ne pas réussir, il ne faudrait pas travailler avec moins d’ardeur, car en travaillant ainsi on ne fait qu’obéir à Dieu et accomplir Sa volonté bien connue. Merci du souvenir de Mlle Suzanne Perret qui prie pour nous au ciel après l’avoir fait sur la terre. Vous me parlez d’anciens amis, d’anciens compagnons d’armes... depuis 22 ans que j’ai quitté le monde, je n’y connais plus personne que quelques parents proches ou amis intimes, en très petit nombre, dont la mort a bien éclairci les rangs. La poste est sûre, surtout en recommandant. Elle met en moyenne 45 jours. Elle est la seule chose sûre; les colis postaux mettent 6 mois ou davantage et parfois n’arrivent pas. Que vous êtes bon de m’offrir des livres; en ce moment je n’ai pas de besoin pressant ; si j’éprouvais un besoin urgent de livres, je mettrai avec grande reconnaissance à profit l’offre que vous me faites si affectueusement. Veuillez présenter à Monsieur l’Abbé Crozier mes humbles respects lorsque vous aurez l’occasion de le voir, et daignez croire au profond, religieux dévouement de votre humble serviteur dans le CŒUR de JÉSUS. Frère Ch de J. |