Joseph MOINGT est théologien spécialisé en christologie. Considéré comme l’un des plus grands théologiens de notre temps, il a enseigné la théologie dans plusieurs instituts à Paris et a dirigé la revue Recherches de Science religieuse de 1968 à 1997. A 98 ans Joseph Moingt, parle toujours avec passion des origines du christianisme. |
Je vous remercie de m'avoir invité à vous rencontrer à nouveau, et mon remerciement ne s'arrête pas au plaisir de vous adresser la parole mais inclut celui d'entendre aussi la vôtre, dès ce soir, et de débattre avec vous durant la journée de demain. Sur quel thème ? En janvier 2013, vous me proposiez de puiser dans mon livre de 2010 Croire quand même, ou dans celui de 2012 Faire bouger l'Église catholique, ainsi que dans mes réflexions actuelles. Mais, deux mois plus tard, un grand événement avait lieu qui allait changer le cours des idées, et peut-être aussi celui des vents, des courants d'opinion, dans le monde chrétien et bien au-delà, l'élection d'un nouveau pape. Sans doute est-ce pour cerner de plus près cette actualité que votre lettre d'invitation du début de l'année me proposait pour titre de la session "Un nouveau printemps de l'Église ?", avec point d'interrogation inclus, pour ménager de possibles surprises à venir ou d'éventuelles susceptibilités. J'ai accepté cette proposition sans trouble de conscience mais quand même avec quelque hésitation, en prévenant qu'il ne faudrait pas vous attendre à un commentaire suivi des principales déclarations ou décisions du pape François, car je ne suis pas un auditeur assidu des "actualités infaillibles" dont un bon chanoine anglican du début du siècle dernier souhaitait recevoir l'annonce de Rome chaque matin en ouvrant le Times.
Cette précision n'ayant pas soulevé de regret, je vais interroger ce printemps nouveau, comme m'y invite le point d'interrogation mis dans le titre, et commencer par affirmer qu'un vent nouveau et bien agréable souffle effectivement sur l'Église, dont je chercherai la source, qui est incontestablement l'Évangile de Jésus Christ, mais aussi l'aggiornamento voulu sinon initié par Vatican Il, et j'en conclurai que, pour ce motif même, hélas ! On ne doit pas s'attendre à ce que ce printemps s'installe dans l'Église du 21ème siècle. La seconde partie de ma conférence s'efforcera d'étoffer ce jugement en remontant à ma conférence d'avril 2012 où vous m'aviez demandé de parler sur le thème Christianisme et modernité, et je vous ferai remarquer que l'hiver des religions s'est installé depuis trop longtemps sur l'Europe des Lumières pour qu'on puisse espérer un changement climatique proche et durable dans nos régions anciennement chrétiennes sinon dans le reste du monde, et j'en conclurai, non qu'il faille renoncer absolument à un nouveau printemps, mais l'espérer autrement, pas forcément sous une forme religieuse ni institutionnelle, espérer un printemps qui viendra nécessairement de l'Évangile, oui, avec l'aide du pape François et du Magistère - pourquoi pas ? - mais pas sans vous, qui m'écoutez, pas sans que les fidèles de la base ne le veuillent, eux aussi, eux d'abord, et ne le fassent surgir de l'hiver où ils vivent, où vous vivez.
Parlons donc, pour commencer, du printemps qui s'annonce. Qui s'annonce trop tard pour venir à terme, ou trop tôt pour durer ? Non, ni l'un ni l'autre, car ces pronostics sont trop subjectifs pour s'imposer. Mais le vent qui l'annonce aujourd'hui souffle de trop haut et de façon trop solitaire pour faire refleurir le printemps sur terre, si on ne laisse pas le vent souffler où il veut et si le printemps n'est pas appelé d'en bas, de là où les fidèles souffrent de l'hiver.
1. Un nouveau printemps
11. Un souffle d'Évangile
Il n'est pas contestable que le cardinal José Bergoglio a brillamment réussi son entrée au Vatican. L'expression n'est pas des plus heureuses, car on l'emploie à propos d'un bon acteur qui se fait applaudir sitôt qu'il monte sur les planches. Mais c'est ce qui s'est passé quand le nouveau pape est apparu à la fenêtre de son palais et qu'il a salué sobrement la foule qui l'attendait sur la place Saint Pierre, en lui demandant de prier Dieu de le bénir avant qu'il la bénisse lui-même. Ces paroles sonnaient vraies, venant d'un homme simple, sans apprêt. Je ne veux pas dire qu'il n'avait pas prévu l'éventualité de son élection et ne s'y était pas préparé, c'eut été de l'inconscience, alors qu'il avait obtenu un nombre de voix significatif au précédent conclave en sorte que les Vatican logues n'ont pas été surpris par ce choix. Mais tous les observateurs ont senti qu'il n'y avait rien de feint en lui, ni dans ses attitudes ni dans ses gestes ni dans ses mimiques, tout paraissait venir d'un homme sincère et spontané, d'une simplicité profonde, apprise de sa fréquentation des gens les plus simples, un homme d'une humilité que j'ai envie de dire naturelle et non vertueuse, que les chrétiens ont tout de suite identifiée à une longue et incessante méditation de l'Évangile. Je le dis, bien que le pape François ait déclaré à plusieurs reprises qu'il était un homme "rusé", ce qui m'avait plutôt mal impressionné, je l'avoue, mais qu'il l'ait dit et répété avec tant de bonhomie et presque de jubilation, voilà qui m'apparaît finalement comme un signe authentique de vraie simplicité.
Voici maintenant près d'un an que le nouveau pape est connu du monde entier et qu'après tant de prises de parole et d'apparitions en public, tant d'interviews et d'articles de presse, tant d'homélies sur les ondes et tant d'écrits sur de nombreux sujets doctrinaux ou pastoraux, après tout ce temps donc et cette mise à l'épreuve, l'opinion publique n'a pas varié sur lui, le concert de louanges ne s'est pas arrêté, le monde est toujours charmé de la simplicité de l'homme. Ce n'est pas qu'on n'ait pas entendu de temps en temps quelques fausses notes, que quelques propos tombés de sa bouche n'aient pas surpris, choqué ou déplu dans des milieux d'ailleurs très divers, tantôt de droite tantôt de gauche, mais des propos vite repris, amendés ou niés. Il est aussi arrivé qu'une décision ou nomination ait paru contrebalancer ou contredire celles de la veille. Reprises de parole d'un homme "rusé", peut-être ? J'y verrai plutôt les contradictions de quelqu'un qui dit spontanément ce qu'il pense sans déguiser sa pensée, mais sans avoir réfléchi à l'ambiguïté de la question qu'on lui posait ni prévu que sa réponse pouvait être comprise autrement qu'il ne la pense, alors il se sent obligé de la rééquilibrer pour n'égarer ou ne blesser quiconque. Mais ne gâchons pas notre plaisir pour quelques fâcheuses surprises, et avouons qu'il est bien agréable pour les catholiques de n'avoir plus les oreilles rebattues à propos des affaires louches de la curie romaine ou des perversités sexuelles du clergé, d'entendre parler avec louange de la papauté, de voir les médias s'intéresser aux affaires de l'Église et des questions de foi se mêler aux débats de société. Oui, on respire déjà mieux.
Mais je m'en suis tenu jusqu'ici au personnage ; que peut-on augurer de ses paroles ou de ses décisions pour l'avenir prochain de l'Église ? Il est bien sûr trop tôt pour seulement esquisser un bilan ; des orientations fermes pourtant se dessinent déjà, qui autorisent de sérieux espoirs sur les problèmes qui nous préoccupent le plus. J'en énumère quelques-uns, sans prétendre à un inventaire.
Tout d'abord, par son propre style de vie et de parole, le pape François est en voie d'imprimer à l'Église entière une autre manière de vivre, une façon décomplexée de se présenter au monde, d'avouer les torts qui lui sont reprochés, une façon désintéressée de prendre à cœur les affaires du monde, un vrai désir de converser avec lui en toute sincérité, surtout peut-être la volonté sérieuse de vivre pauvrement et humblement, le souci de vivre aux côtés des humbles et de venir à l'aide des plus pauvres. Ce style nouveau vient en droite ligne de l'Évangile, il est significatif d'une relation amicale de personne à personne plutôt que d'un rapport protocolaire d'institution à institution. Il répond aussi au plus ardent désir du pape Jean XXIII et du concile Vatican II de reprendre un contact plus détendu avec les sociétés sécularisées d'aujourd'hui et de mettre l'Église au service du monde sans arrière-pensée de propagande ou d'enseignement.
Je noterai aussi une approche dé-dogmatisée des doctrines chrétiennes ramenées sur le terrain de l'Évangile et recentrées sur le Christ et sur ses rapports avec Dieu, des efforts pour refonder l'éthique chrétienne sur l'Évangile, sur la suite de Jésus, pour donner plus d'importance aux approches pastorales des questions de foi qu'aux solutions d'ordre dogmatique ou juridique, la volonté d'établir les relations hiérarchiques à l'intérieur de l'Église sur une base de réelle fraternité.
Il est important d'ajouter que des actes ont suivi les paroles ; sur ce point aussi, je me bornerai à ce qui me paraît le plus significatif. Il y a eu la nomination d'un secrétaire d'État qui a été bien accueillie sur le terrain diplomatique et qui a été interprétée comme la volonté de ne pas mélanger les affaires internes à l'Église avec les relations entre le Vatican et les autres États. D'autres nominations à la curie ont manifesté le désir de mieux surveiller les affaires dont elle traite, d'y mettre de l'ordre, de la moralité aussi, surtout dans les finances, de réserver au pape les décisions les plus importantes et de lui donner les moyens d'en contrôler l'exécution, d'empêcher enfin que les affaires les plus graves de l'Église entière soient soustraites à la vigilance et à la responsabilité des évêques locaux et déférées au jugement souverain des fonctionnaires curialistes, au détriment de la volonté de Vatican II de rétablir dans le fonctionnement de l'Église des principes de subsidiarité et de collégialité. Je mentionnerai à cet égard le choix d'un collège de huit cardinaux, vite dénommé G 8, destiné à surplomber la curie, à porter les grandes affaires de l'Église directement sous le regard du pape et à étudier chacune d'elles du point de vue de la diversité culturelle qui lui est propre au lieu de décider de toutes au nom d'un règlement bureaucratique uniforme et centralisateur. Je relèverai enfin la toute récente création d'un conseil pontifical de la famille, dont je ne me rappelle pas l'intitulé exact, chargé d'étudier les plus graves débats du jour, ceux qui concernent notamment la place des femmes dans la société et leur responsabilité dans les questions de sexualité et de natalité qui les touchent de plus près, un conseil chargé de conduire cette étude sur la base d'un questionnaire détaillé et d'une consultation largement ouverte, susceptible d'introduire un peu de démocratie dans la prise des décisions. Voilà autant d'innovations qui méritent d'être saluées comme des effluves printanières.
12. Mais pas un projet d'Église
Aucune de ces innovations ne permet toutefois d'augurer un changement profond et rapide dans l'organisation institutionnelle de l'Église, dans l'esprit et la manière oui, dans le fonctionnement non. Et cela, ai-je dit et osé dire, parce que l'inspiration des changements escomptés est puisée dans l'Évangile, car on n'y trouvera pas un projet d'Église en bonne et due forme, en sorte que cet esprit nouveau sera bien obligé de s'inscrire dans les structures existantes, dont il pourra améliorer le fonctionnement mais non le changer radicalement. Je vais justifier les deux points de cette estimation ; je préciserai dans le second quel genre de réformes structurelles j'envisage.
Je constate d'abord, qu'il n'y a pas de projet institutionnel dans l'Évangile. Cet énoncé fait parfois sursauter les chrétiens, qui citent aussitôt les paroles de Jésus à Pierre : "Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église" (Mat.16,18), mais il n'y a pas d'autre endroit dans les quatre Évangiles où se trouverait ce nom d'Église, que Jésus identifie aussitôt après au "Royaume des cieux" dont il promet à Pierre de lui en "donner les clefs", paroles auxquelles on ajoute le titre de "berger de mes brebis" décerné au même Pierre par Jésus tout à la fin de l'évangile de Jean (Jn 21,16), mais il s'agit toujours d'acheminer les fidèles des derniers temps dans le royaume du Père. La seule Église entrevue par Jésus, dans la ligne des Écritures anciennes, c'est le rassemblement des justes de la fin des temps prédestinés à entrer dans le Royaume des cieux dont Jésus annonce la venue toute proche et témoigne de sa présence déjà en activité autour de lui. Toute sa pensée, d'un bout à l'autre de sa mission sur terre, est centrée sur la proximité du Royaume attendu, jamais sur une institution destinée à s'implanter et à durer dans le temps de l'histoire humaine et dont Jésus aurait la tâche de poser les fondations pour en transmettre à d'autres la direction. C'est pourquoi, quand il entend les apôtres se disputer autour de lui sur les places qui leur seraient réservées dans le Royaume ou sur les fonctions qu'ils auraient à y remplir, Jésus à chaque fois les rabroue et leur dit qu'il n'est pas dans ses attributions à lui d'en décider, mais à son Père, et qu'ils ne devront en aucun cas donner des ordres aux autres, chercher à les "dominer" comme le font les chefs d'État dans leur domaine, mais se comporter en serviteurs de leurs frères et se mettre au rang des plus petits, des esclaves.
Admettons, pour ne pas engager un débat sur les intentions de Jésus, qu'une certaine "prévision" de l'Église pouvait se dissimuler dans son esprit, en arrière de sa visée eschatologique du Royaume dont il disait que la date de sa venue lui était inconnue, une prévision telle que sa volonté que ses apôtres fassent des disciples, qu'ils restent étroitement unis entre eux et s'organisent pour rendre témoignage à sa résurrection de façon audible et visible,- admettons tout cela, on n'y trouvera pas les bases ni les tracés d'une institution quelque peu structurée, qui n'apparaîtront d'ailleurs au plus tôt qu'un bon siècle après sa mort. On ne voit pas bien, par exemple, comment les évêques pourraient gouverner leurs églises en obéissant à l'ordre de Jésus de ne pas "les tenir sous leur pouvoir" (Mat. 20,25), ordre qui n'est certes pas vide de signification, mais impuissant à fournir un plan de gouvernement. C'est pourquoi l'Église deviendra religion et institution en faisant des emprunts à l'Ancien Testament et aux institutions du judaïsme, et aussi aux modes d'organisation politique de l'Empire romain et, plus tard, des États sur les territoires desquels elle vivait.
D'où je tire ma seconde conclusion : quel que soit notre désir aujourd'hui de réformer l'institution ecclésiale dans un esprit plus évangélique, il nous faudra bien partir de ce qui existe, accommoder nos désirs à des structures étroitement articulées les unes aux autres, qui ne nous permettront pas, du moins pas avant longtemps, de mettre en œuvre tout ce que nous souhaiterions, à moins de vouloir tout mettre par terre et d'inventer une Église tout autre que celle d'où nous sortons et sortirions. Et nous ne pourrions pas alors nous réclamer de Vatican II, qui a campé la "constitution hiérarchique" de l'Église en contrepoint de son "mystère", et même en renforçant sa sacralité, puisque le concile a précisé que l'épiscopat est un ordre sacré d'institution divine. Il est permis de regretter qu'il soit allé sur ce point au delà du concile de Trente, tout en reconnaissant qu'il a tenu au sujet des laïcs des propos très neufs et innovants. Il n'empêche qu'il a érigé le principe hiérarchique en fondement indestructible de l'Église, et qu'il faudra bien s'en accommoder si nous voulons demeurer "catholiques".
J'avoue tout de suite, mais après y avoir souvent et longuement réfléchi, que ce principe ne me gêne aucunement, car il ne m'empêche pas de préconiser une réforme de l'Église que j'estime cependant radicale, - et voici le moment où je dois préciser sur quoi porte et jusqu'où s'étend exactement mon désir de réforme. Ce n'est pas de supprimer le pouvoir hiérarchique, pas davantage la distinction entre clercs et laïcs, et ce n'est donc pas le désir d'étendre aux laïcs, hommes mariés ou femmes, le droit de recevoir et d'exercer les mêmes pouvoirs et offices que détiennent les clercs ordonnés, - c'est de supprimer la dualité, la division, la dichotomie qui découle inexorablement dans l'Église de sa conception et de sa pratique du pouvoir et de la distinction clercs/laïcs, conception et pratique qui privent les laïcs catholiques de la responsabilité de leur être-chrétien et de leur vivre-en-Église. - De leur être-chrétien, car ils ne sont pas admis à débattre des questions de doctrine et de morale ni des questions de socialité dont tout le monde discute autour d'eux, et sur lesquelles les évêques, et eux seuls, leur imposent ce qu'ils doivent croire et pratiquer. - Et de leur vivre-en-Église, car, même si des services sont confiés à beaucoup d'entre eux (mais comment pourrait-on s'en passer ?), et même si quelques-uns parmi eux ou elles sont invités à prendre part aux débats que les évêques ou prélats de curie - mais eux seuls - auront le droit de trancher, il n'en demeure pas moins que l'ensemble des fidèles laïcs ne sont pas consultés sur leur propre présent ou leur proche avenir de membres de l'Église. Par exemple : sur le choix de leurs évêques ou de leurs curés, sur le remodelage des paroisses ou des diocèses, sur les formes de vie commune en Église que semble appeler l'évolution des sociétés et des mœurs, sur le genre et le degré de vie sacramentelle que leur réserve le tarissement des vocations sacerdotales, etc. Ainsi les laïcs se voient menacés de la cessation ou de la transformation radicale de leur vie en Église, dont ils porteraient la responsabilité au prétexte qu'ils ne lui donnent plus de prêtres, sans qu'ils puissent y remédier de quelque façon, puisque le droit à une parole responsable ne leur est pas reconnu dans l'Église comme il l'est dans la société civile.
Je vais rebondir sur ce point dans la seconde partie de ma conférence, et je montrerai que l'obstination de l'Église des temps modernes à ne pas reconnaître la "majorité" de ses fidèles laïcs est la cause principale de son dépérissement actuel, et j'en conclurai que sa mission d'annoncer l'Évangile au monde lui fait un devoir urgent de reconnaître et de promouvoir le droit et la vocation des laïcs à organiser leur vie d'Église de façon responsable pour vivre de l'Évangile et l'implanter dans un monde épris de liberté sans qu'il sache en user en vue du bien commun de l'humanité. Car l'Église ne peut pas se contenter de reprocher au monde son incroyance, qu'elle accuse de conduire l'humanité au désastre ; le Christ lui a aussi confié le bien de l'humanité et lui en a donné le moyen avec son Évangile. Mais annoncer l'Évangile n'est pas imposer la religion chrétienne, c'est montrer aux hommes les chemins de la vraie liberté. À condition d'en vivre.
2. Pour sortir de l'hiver
21. Accueillir la modernité
Pour acclimater l'Église au printemps que la voix neuve et simple du pape François fait souffler sur elle et que notre monde incroyant lui-même semble accueillir avec plaisir, il est bon de se demander pourquoi l'Église souffre si fort et depuis si longtemps des froideurs de l'hiver au point de paraître dépérir, Pasteurs et théologiens en incriminent volontiers la "modernité" qui aurait répandu dans les cœurs et les esprits la volonté de se libérer de la loi de Dieu et, par conséquent, de l'autorité de l'Église à qui Dieu a confié le dépôt de sa révélation en Jésus Christ. La théorie du complot refleurit de nos jours avec les lois ou projets de loi du mariage pour tous, ou de l'enseignement de la théorie du "genre", ou de la libéralisation de l'avortement ou de la mort médicalement assistée. Au siècle dernier on criait au complot judéo-maçonnique, en ce début de siècle on dénonce le lobby de laïcards homophiles, et tout cela serait les fruits vénéneux de l'incroyance des temps modernes.
Qu'il y ait eu et qu'il y ait encore des groupes d'idéologues hostiles aux religions et avides de traduire leurs idées en lois, ce n'est pas douteux, mais il est bien hasardeux de les rendre responsables de la perte de la foi. L'incroyance dans laquelle vivent les peuples européens est un phénomène si ancien, si ample, si persistant malgré la résistance que lui ont opposée les Églises chrétiennes, si conquérant au point de se répandre dans nombre de sociétés en lien avec le monde dit "occidental", qu'on ne peut raisonnablement espérer que la chrétienté refleurisse et retrouve son élan missionnaire d'ici longtemps, - on peut même se demander si la hiérarchie catholique n'y a pas renoncé et ne se contente pas désormais de consolider les positions qu'elle occupe encore. -Alors faut-il vraiment imputer à la "modernité" la destruction de la foi chrétienne ?
Mais d'où vient la modernité ? Elle est née dans un monde chrétien, acceptons donc l'idée qu'elle est née de l'appel à la liberté que Jésus, au témoignage de saint Paul, a lancé au monde, et non de la volonté de détruire la foi. À preuve que le mot moderne apparaît pour la première fois vers le 14e siècle dans un mouvement de laïcs fervents connu sous le nom de la devotio moderna, des laïcs qui aspiraient à la plus haute sainteté, à l'imitation de Jésus Christ selon le titre du livre emblématique de ce mouvement, sans être obligés pour cela de quitter le monde, de devenir moines ou religieux ni de passer perpétuellement par la médiation des prêtres et des rites sacrés. À preuve encore que la rationalité moderne va se répandre dans la philosophie critique des 17e et 18e siècles par le truchement de langages et de courants de spiritualité appelés "mystiques", venus de l'ordre carmélitain dans celui des jésuites et en d'autres ordres religieux et chez des spirituels tels que Fénelon, Mme Guyon ou François de Sales,- tous courants de pensée qui n'étaient plus autant liés au dogme et à la liturgie ni soumis à la hiérarchie que dans le passé. On peut en donner une autre preuve dans le fait que les sciences modernes comme la cosmologie, qui va bouleverser les rapports de l'univers à Dieu, ou l'histoire des textes dits révélés, qui va bientôt les arracher à l'autorité du magistère, ont eu pour initiateurs des chrétiens qui défendaient leurs découvertes contre les soupçons de l'autorité ecclésiastique et qui n'ont pas rejeté la foi pour autant.
Il est donc faux de penser que la modernité serait née d'une aspiration à se débarrasser de la foi, il est vrai cependant qu'elle a dû s'opposer à la religion, et c'est ce point qu'il importe de comprendre, à savoir que la foi n'est pas identique à la religion, bien qu'elle lui soit liée par la tradition, d'où il résulte que promouvoir la foi est autre chose que soutenir la religion, et critiquer la religion autre chose que détruire la foi. La foi chrétienne est l'assurance que Dieu s'est révélé en Jésus Christ et la volonté d'être fidèle à sa personne, à sa parole et à ses préceptes. Cette conviction et cette fidélité ont fondé et continuent à soutenir la tradition dans laquelle la foi s'est organisée en religion, c'est-à-dire en système de croyances, lois, pratiques et institutions censées exprimer publiquement et perpétuellement la foi des chrétiens dans la société où ils vivent. Toute religion est fondée sur une tradition, sur un lien à un passé fondateur, toute civilisation aussi, toute institution politique également, c'est pourquoi il y a du religieux dans tout attachement à un lien social et du social en tout lien religieux.
Le chrétien est ainsi rattaché à Dieu par son lien au passé dans lequel Dieu s'est révélé aux hommes, mais aussi par son ouverture sur le futur vers lequel le projette incessamment sa relation personnelle à Dieu et au Christ, - à moins qu'il ne se contente d'être porté vers Dieu par la religion qu'il pratique et par la société qui lui en impose le respect, sans avoir jamais fait l'effort de s'approprier par une démarche volontaire la foi dans laquelle il avait été baptisé et instruit, puis entretenu par une société imprégnée de traditions religieuses. La même chose se passe pour la relation de l'homme à la vérité, de quelque vérité qu'il s'agisse : il la reçoit à la fois du passé qui a construit le savoir que se transmettent les hommes, et du futur dont ce savoir, constamment enrichi par leurs recherches et leurs trouvailles, leur assure la maîtrise, - jusqu'au jour du moins où une nouvelle découverte vienne démentir sur quelque point le savoir hérité du passé et déstabiliser la confiance mise dans la tradition, quelle qu'elle soit. Or, c'est ce qui est advenu dans les temps dits modernes, des temps où des hommes de pensée et de savoir ont acquis la conviction que la vérité ne venait plus principalement du passé, de l'étude de la tradition, mais du futur, de la recherche, de la construction d'hypothèses, d'expérimentations, d'innovations, et ont entrepris la critique méthodique et systématique des opinions reçues, des autorités anciennement admises, et ce retournement complet du système du savoir a fatalement ébranlé le système des certitudes sur lesquelles s'était fondé le savoir chrétien, qui affirmait tenir de sa tradition l'entière révélation de Dieu qui contenait en elle-même et en elle seule la vérité de toutes choses. Je m'en tiendrai à un seul exemple, bien connu : la découverte que ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais l'inverse, en même temps qu'il ébranlait tout le savoir reçu des Anciens et toutes les certitudes reçues des apparences sensibles, mettait en cause la vérité des textes sacrés qui semblent dire le contraire, l'autorité des lois naturelles que l'Église enseigne en vertu de la suprématie confiée à l'homme par le Créateur de l'univers, la stabilité de l'ordre politique fondé sur le pouvoir reçu de Dieu par l'entremise de l'Église, et finalement toutes les doctrines qu'elle tient pour infaillibles en refusant de les soumettre à la critique de la raison.
Il est ainsi arrivé que des penseurs et savants chrétiens, blessés par l'attitude de l'Église à leur égard, l'ont quittée pour exercer la liberté de penser et de parler qu'elle leur refusait ; que leur exemple a été imité par d'autres chrétiens imbus du même esprit de liberté ; que l'aspiration à la liberté s'est répandue dans le domaine politique, puis économique ; que la force de la tradition se soit amenuisée à mesure que la société civile et politique se soustrayait à l'emprise sur elle de la tutelle religieuse, c'est-à-dire à mesure que la société se sécularisait et se laïcisait, et il est résulté de ce mouvement progressif d'émancipation de la tradition chrétienne que des chrétiens de plus en plus nombreux, qui ne tenaient à la foi que par l'emprise sur eux de pratiques religieuses de plus en plus désertées, aient quitté l'Église sans presque s'en apercevoir, rien que par l'effondrement des structures sociales qui soutenaient leur appartenance à l'Église, et que les jeunes générations, même baptisées, à leur tour émancipées des autorités parentales, sociétales et politiques, se soient retrouvées libres de toute allégeance à l'Église, sans même avoir fait l'effort de la quitter, et aient abandonné la foi sans en avoir peut-être jamais vécu ni en avoir senti l'attrait ou, au contraire, le poids, en sorte que c'est plutôt la foi qui a quitté ces jeunes plus qu'ils n'ont cherché eux-mêmes à s'en débarrasser.
Si vous acceptez cette analyse, il devrait vous paraître inutile de chercher qui porte la plus lourde responsabilité du divorce qui s'est opéré entre l'Église et la société moderne, et présomptueux d'espérer renouer les liens entre elles dans un avenir proche. D'une part, la responsabilité en incombe largement au refus de la modernité par l'Église, qui n'a pas su détecter à temps les aspirations des temps nouveaux, puis a cru qu'elles étaient néfastes à la foi et les a combattues. Mais la société est tout autant responsable d'avoir voulu se libérer des tutelles religieuses dont elle pouvait désormais se passer.
D'autre part, faire la balance des responsabilités ne servira pas à faire cesser de sitôt cet état de choses. On ne peut même pas écarter l'hypothèse qu'il soit définitif, qu'il n'y ait jamais de retour en arrière. Quand on examine en historien, en effet, la disparition de tant de grandes et anciennes civilisations et religions, on en vient à penser que la société occidentale en est peut-être arrivée à un tel degré de rationalité et de liberté qu'elle ait évacué définitivement tout besoin de religion ; les révolutions arabes de notre siècle pourraient indiquer que les sociétés islamiques ont commencé à prendre le même chemin. L'hypothèse est-elle effrayante ou sacrilège ? J'ai parlé d'une possible disparition de la religion, pas de la foi. Né de la foi en un blasphémateur ressuscité, le christianisme est né hors religion, a très tôt coupé sa relation à son milieu originel, le judaïsme, a vécu sans formes religieuses constitutives jusqu'à la fin du 2ème siècle puisqu'il était dépourvu de sacerdoce consacré, ne s'est guère implanté dans une société restée païenne qu'à la fin du 4ème siècle par la faveur de l'Empire romain. Il n'est donc pas inimaginable que la foi chrétienne puisse survivre sans retrouver le même type de lien à la société que dans le passé. Mais on peut encore imaginer que l'humanité perde massivement l'idée de Dieu avec laquelle elle a fait son apparition dans l'histoire, et il y aurait lieu alors de se poser toutes sortes de questions sur son avenir. Il reste que la foi chrétienne a la singularité de croire en un Dieu fait homme, qui s'est révélé dans un événement et un homme de notre histoire. Cette singularité nous permettrait de reprendre à notre compte la réflexion que se faisait Dietrich Bonhoeffer peu avant sa mort : le Dieu de Jésus n'a-t-il pas expressément voulu que l'homme vienne à lui libre de tout assujettissement à son égard ? La marche de l'humanité vers la liberté autorise toutes ces questions, qu'il faut peut-être apprendre et s'accoutumer à se poser dans la sérénité de la foi.
Mais il est une question plus proche et plus abordable, que nous n'avons pas le droit d'écarter ou de reporter à plus tard : dans le temps présent où nous vivons, que pouvons-nous, que devons-nous faire pour sortir de l'hiver religieux où nous sommes encore plongés ? L'analyse que nous venons de faire fournit déjà quelques préambules, quelques présupposés qui guideront notre réponse.
Tout d'abord, pour revenir à notre point de départ, que pouvons-nous attendre de notre nouveau pape ? Par sa bonhomie joviale, par la simplicité de sa mise et de ses paroles, il a conquis les cœurs des fidèles et la sympathie de beaucoup de gens qui mettent rarement les pieds dans une église : c'est là un succès d'estime personnel, qui ne touche pas au contentieux entre l'Église et la société, qui pourrait même se retourner, par comparaison, contre l'ensemble de la hiérarchie ecclésiastique qui est loin de présenter au monde la même figure. Il faut donc des actes positifs de réforme sur tel ou tel point. Le pape est-il en mesure d'en imposer ? On se rappelle que Jean-Paul Il avait renouvelé assez largement l'épiscopat mondial pour faire prévaloir ses vues, notamment dans les pays d'Amérique Latine pour contrer l'influence de la théologie de la libération. François ne semble pas disposer d'un soutien suffisant pour se lancer dans une entreprise de grande envergure. De plus, quand il considère que l'éviction de la théologie de la libération a eu pour effet de laisser le champ libre, au Brésil et ailleurs, aux églises et aux sectes évangélistes, il ne doit guère avoir envie d'imposer une réforme par des voies principalement autoritaires. Pourrait-il se contenter de mesures limitées à un pays ou une région ? C'est peu probable, en dehors d'une nécessité urgente et nettement localisée, car l'Église romaine, par souci d'unité qu'elle identifie habituellement à l'uniformité, préfère des réformes applicables en tous lieux en même temps.
Il faut enfin se rendre compte, en revenant à la situation des églises européennes et occidentales, que le besoin le plus urgent n'est pas de faire des réformes structurelles, c'est d'annoncer l'Évangile au monde, et c'est seulement dans ce but que des réformes de structure pourraient s'imposer. Or, le monde ne vient pas dans nos édifices religieux ni n'écoute les enseignements de l'Église, laquelle ne sait d'ailleurs plus parler le langage de ce monde. Les prêtres sont trop peu nombreux pour abandonner leurs offices religieux, et d'ailleurs ne vivent pas au contact immédiat de ce monde dans lequel ils ne sont pas implantés par leurs occupations habituelles. J'en arrive ainsi à la conclusion annoncée dans mon introduction : c'est à vous, laïcs, d'entrer en scène pour faire éclore le printemps, à vous de semer dans le monde la parole de l'Évangile, une parole de fraternité qui réchauffera notre humanité.
22. Libérer la parole
Comprenons bien que la rareté des ouvriers apostoliques n'est pas la seule ni la principale raison de l'entrée en scène des laïcs : c'est qu'ils sont les seuls à pouvoir accomplir cette tâche d'évangélisation, telle que celle-ci doit être comprise aujourd'hui, à savoir comme une tâche d'humanisation. C'est aussi parce que la prise de parole des laïcs est un moyen nécessaire pour montrer au monde qu'un changement important s'est produit dans l'Église, qui la réconcilie avec la modernité dont ce monde est justement épris. J'ajouterai deux autres motifs : d'une part, cette prise de parole sera une aide puissante pour ces laïcs pour rester dans la foi et dans l'Église ; d'autre part, aux origines de l'Église, c'est par la circulation de la parole dans les communautés chrétiennes que l'Évangile s'est répandu dans le monde et qu'a commencé l'aventure chrétienne. J'en viendrai enfin aux quelques réformes structurelles que la prise de responsabilités du laïcat nécessitera ou entraînera, sans m'étendre sur ce point où tout sera à inventer, mais avec la clarté et la fermeté que requiert ce sujet.
"Allez par le monde entier annoncer l'Évangile à toute créature". C'est par ces mots que Jésus confie aux apôtres la mission qu'il avait reçue du Père. Les apôtres n'étaient pas des évêques ni des prêtres, et ils étaient bien plus que douze ; tous ceux qui avaient suivi Jésus sur les routes de Galilée, tous ceux qui avaient été de quelque façon témoins de sa résurrection, tous les nouveaux convertis qui avaient reçu de l'Esprit Saint un don de parole, tous ceux que les premières communautés chrétiennes envoyaient porter l'Évangile dans les villes et contrées voisines, tous ceux-là pouvaient être considérés comme des "apôtres", c'est-à-dire des "envoyés", et beaucoup d'eux, dont les noms ne nous sont pas connus, sont appelés de ce nom dans les premiers écrits chrétiens, les Actes et les Lettres des Apôtres. Ils sont "envoyés", c'est-à-dire invités au départ, à quitter les lieux saints, le Temple, la Ville, la Terre sainte d'Israël, la communauté des "saints" ou "sanctifiés", et à aller dans les territoires des païens, dans le monde impur, pas pour les amener dans les lieux de prière des chrétiens, qui ne disposaient pas encore de tels lieux, mais simplement pour prendre langue avec ces étrangers, converser avec eux. - Oui, mais pas pour leur dire n'importe quoi, pour leur annoncer l'Évangile.
C'est vrai, mais que signifie ce mot ? Une "bonne nouvelle", pas n'importe laquelle, "la" Bonne Nouvelle. Laquelle ? Ce n'est pas que Dieu existe et qu'il leur promet un océan de bonheur. Tous ces païens croyaient en Dieu, et même en plusieurs, qu'ils vénéraient avec dévotion et amour, à qui ils offraient des dons, et dont ils attendaient aussi de grands bienfaits. Notre monde ne croit plus en Dieu, il ne sait même plus ce que ce nom désigne : faudra-t-il lui démontrer que Dieu existe, lui parler en langage métaphysique ? Non, il faudra lui dire que Dieu s'est révélé en Jésus Christ, qu'il est venu nous visiter. Quelle preuve en donnerons-nous, qu'il a enlevé le péché du monde et que tout va mieux dans le monde depuis lors, que l'humanité est devenue meilleure ? Hélas ! De toute façon, si l'Évangile est Bonne Nouvelle, il est tourné vers le futur, non vers le passé. Alors, dirons-nous que nous aurons tous part au ciel à la résurrection de Jésus ? Soit, mais on retombe dans la métaphysique, et le ciel c'est à la fin du monde, c'est bien loin. Jésus, lui, annonçait une Bonne Nouvelle toute proche, qu'il voyait déjà à l'œuvre autour de lui, et il en parlait en termes simples et attirants : la libération du territoire, la guérison de tous nos maux, un bon repas en famille, une récolte abondante, un homme compatissant qui va se pencher sur nos blessures. Pas un mot de religion dans l'Évangile de Jésus, rien que des mots humains, des gestes d'humanité, des actes d'humanisation. - Mais il parlait bien de Dieu ? C'est vrai, mais d'un Dieu qui vient nous sauver dans le concret de nos souffrances, et qu'on ne reconnaît même pas, car il vient à nous sous un visage humain, c'est-à-dire à travers d'autres hommes qu'il envoie vers nous : "Qui vous reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé", disait Jésus à ses apôtres. C'est pourquoi il leur donnait le pouvoir d'accomplir les mêmes "signes" que lui. - Des miracles ? Non, mais des gestes d'amitié appropriés aux maux dont nous souffrons, et ce dont nous souffrons le plus, ce n'est pas du mal physique en lui-même, c'est de ne trouver personne qui aide à le supporter, et qui en soulage déjà quand nous l'écoutons en parler, car le plus grand des maux est de ne pas communiquer avec d'autres.
C'est pourquoi l'Évangile, et déjà l'Ancien Testament, parle souvent de Dieu sous la figure de rencontres entre des personnes, et que Jésus invite constamment ses disciples à se faire les serviteurs des autres, mais aussi à se faire eux-mêmes le prochain des autres, à se pencher sur eux, à leur adresser la parole sans attendre qu'ils nous le demandent, et c'est ainsi que Dieu vient à eux comme une Bonne Nouvelle.
Annoncer l'Évangile sous les signes de l'amitié et de la bonté, ce n'est pas éviter systématiquement de prononcer le nom de Dieu ou du Christ, c'est en parler dans un langage qui donne sens à ces noms, en termes de communication humaine. Quand nous disons Dieu, savons-nous bien de quoi ou de qui nous parlons, puisque nous ne pouvons pas nous en faire une représentation intelligible ; de même, quand nous disons Christ, nous sommes incapables de nous représenter un homme fils de Dieu ou un Dieu fait homme. Mais nous savons que Dieu a créé l'homme à son image et qu'il a envoyé le Christ rassembler l'humanité pour qu'elle vive éternellement unie en lui et avec lui Cette révélation permet de parler de Dieu en termes d'affinité à l'homme, du Christ en termes d'immanence à l'histoire humaine, de l'humanité en termes de transcendance, de mettre entre Dieu et l'homme à travers le Christ des relations de compagnonnage et de finalité, des liens de coexistence et de sympathie. L'intrication mutuelle dans l'esprit du chrétien de la foi en Dieu et du sens de la vie humaine l'amène naturellement à faire des références à l'Évangile et à nommer Dieu quand il discute avec un incroyant des problèmes de toute nature qui préoccupent les hommes de notre temps, et à lui dévoiler le sens profondément humain de la foi chrétienne, sans chercher à la communiquer à l'incroyant, si ce n'est à le persuader de l'intérêt sincère du chrétien pour tout ce qui concerne la vie de l'homme sur terre et aussi à élever son interlocuteur à un sens plus spirituel de la vie humaine. Cette façon d'annoncer l'Évangile ne correspond-elle pas à la manière de Jésus de parler du Royaume de Dieu en "paraboles" ?
Voilà pourquoi ce n'est pas de personnages sacerdotaux dont l'Évangile a le plus besoin, quelle que soit leur aptitude à l'annoncer et leur zèle à le faire, mais de chrétiens vivant en plein monde en proie aux mêmes besoins, aux mêmes souffrances, aux mêmes attentes que la masse des gens qui n'ont plus de croyances ni de besoins religieux ni d'angoisses métaphysiques. D'autant plus que ces personnes risquent d'être pleines de préjugés contre l'Église et les hommes d'Église, tandis qu'elles ont moins de raisons de soupçonner des chrétiens qui vivent au milieu d'eux et tout comme eux, et dont la liberté de parole commence déjà à leur donner une autre idée, sinon de l'institution chrétienne, du moins du christianisme.
On pourrait reconnaître la justesse de ces observations, mais objecter qu'elles ne présentent pas un caractère particulièrement urgent, car les chrétiens ont été invités de tout temps à témoigner de leur foi dans le monde, que l'Action Catholique avait été organisée à cet effet au siècle dernier et que Vatican II a invité de façon pressante les laïcs à se vouer à l'apostolat pour ramener à la foi un monde de plus en plus incroyant. - Cette objection est très juste, mais n'infirme pas mon propos, car elle confirme l'urgence, plus forte que dans le passé, d'annoncer l'Évangile à un monde que les idées modernes ont détourné de la foi et qui a perdu confiance en l'Église à cause de son incompréhension de la modernité ; d'autre part, mon propos, justement parce qu'il prend formellement en compte cette modernité, va bien plus loin que le témoignage apostolique visé depuis toujours par l'Église et même dans le passé récent sinon maintenant encore, et cela pour deux motifs.
Tout d'abord, il ne s'agit plus du même type d'apostolat, compris comme incitation à la foi et à la pratique religieuse. Quand on a réfléchi sérieusement à la modernité, au fait qu'elle a perdu jusqu'à l'idée de Dieu, aux reproches qu'elle adresse à l'institution chrétienne de ne pas respecter les critères de vérité de la raison humaine ni la liberté de la personne humaine ni les droits humains, on voit que le contentieux entre le monde et le christianisme est lourd, que le prosélytisme religieux ne ferait qu'y ajouter, et que le problème entre raison et foi est aujourd'hui de réconcilier l'Évangile avec l'humanisme, comme j'en ai esquissé la démarche. - En second lieu, le problème est d'aller au monde, non de le faire venir à l'Église, pour lui porter cependant un témoignage d'Église, c'est-à-dire quelque peu organisé et collectif, et non une simple série de témoignages individuels, car c'est l'Église, prise collectivement, qui a reçu l'Évangile et la charge de le transmettre au nom du Christ, la signature du Christ étant celle de la communauté de ses disciples. Cela suppose que l'Église, en la personne de ses autorités attitrées, "envoie" des laïcs dans le monde pour la représenter en tant qu'ils sont reconnus par elle comme "communauté" d'Église qui vient nouer avec le monde un dialogue fraternel et constructif. C'est comme si l'Église, voulant rester en lien avec le monde qui ne veut pas venir à elle, décidait de se dédoubler en intériorité et extériorité, en pour-soi et pour-autrui, car elle a besoin d'exister de cette double façon, sous ce double rapport, pour être la présence du Christ en ce monde et au monde. - Notre Église a-t-elle conscience de l'ardente obligation pour elle d'un tel dédoublement ? il ne le semble pas. Sa volonté manifeste de se réconcilier avec les autres religions du monde, qu'on ne peut qu'admirer et encourager, semble indiquer qu'elle a renoncé tacitement à être le seul lieu universel du salut, mais alors comment remplira-t-elle sa mission d'annoncer l'Évangile au monde entier, mission qui est sa seule raison d'être : témoigner que le Christ est venu une fois pour toutes pour le salut des hommes de tous les temps et de toute la terre. Immensément grave est cette obligation, et l'Église ne la remplira pas en adressant au monde, par la voix de sa hiérarchie, de sévères admonestations ou d'aimables invitations, mais en se mettant au service de l'humanisation d'un monde si inhumain pour tant de ses habitants présents et à venir. C'est de ce but que nous lui proposons les moyens : libérer la parole de l'Évangile, la laisser résonner dans le monde, dans des lieux profanes, portée par de simples fidèles, à la disposition de qui veut l'entendre, pour qu'elle entre dans le circuit des paroles humaines et devienne effectivement pour tous parole de libération et d'humanisation.
Deux autres considérations appuieront ce propos. La première est que beaucoup de fidèles, pour rester croyants, ont besoin de se dire la foi entre eux, de l'étudier et de la mettre à l'épreuve des objections qui lui sont faites, d'en discuter avec des incroyants, de la défendre contre leurs préventions, et de se fortifier mutuellement dans la foi par ces réflexions et ces témoignages. Quand ils vont à l'église, ils entendent bien des prêtres leur dire ce qu'il faut croire et penser ; mais il est rare que ces prédications leur apportent les réponses motivées dont ils ont besoin et qu'ils pourraient répercuter sur les gens du dehors ; de toutes façons, l'église est un lieu de dévotion et d'enseignement, non de discussion. Si les fidèles qui en éprouvent le besoin n'ont pas de lieu où débattre librement de leur foi, ils ne tarderont guère à grossir les rangs de ceux qui ont quitté l'Église.
Je remarque ensuite que, dans les temps apostoliques (voir la 1ère lettre de Paul aux Corinthiens) et dans le siècle suivant, la parole circulait librement et abondamment et sous des formes très diverses dans les maisons où se réunissaient les chrétiens : parole charismatique ou prophétique, d'enseignement des Écritures ou d'interprétation, d'édification ou de débat ; des païens y étaient admis et s'étonnaient des discours délirants qu'ils entendaient parfois, des dissensions pouvaient aussi éclater et favoriser la formation de clans opposés. Ainsi la foi des premiers chrétiens se fortifiait en se disant des uns aux autres, elle apprenait à s'exprimer sur la base des Écritures et des paroles de Jésus, elle se développait en discours argumentés et articulés, elle s'affirmait en prenant le risque de la liberté, et la parole de l'Évangile se répandait de maison en maison et de ville en ville. Les communautés avaient aussi l'habitude, héritée des synagogues, d'envoyer des messagers ou observateurs - des "apôtres" - en d'autres villes ou à d'autres communautés, ainsi celle de Jérusalem à celle d'Antioche et celle-ci dans les villes de Séleucie et de Chypre ; les lettres de Paul montrent que les discussions théologiques menaient bon train dans les communautés qu'il avait évangélisées et qu'il visitait ; des historiens pensent même qu'il a élaboré sa pratique pastorale - lui, juif et pharisien - de partager les repas des chrétiens d'origine païenne et sa décision théologique de ne pas les soumettre à la circoncision en discutant avec des fidèles de langue grecque chassés de Jérusalem et réfugiés à Damas et à Antioche. Le fait que les Églises occidentales de notre temps sont si gravement dépeuplées, privées de ministres consacrés en nombre suffisant, affrontées à un monde en grande partie incroyant sinon athée, justifie amplement le recours aux pratiques et aux innovations des premiers temps du christianisme et à d'autres de même inspiration.
Des innovations dans la relation de parole entre l'Église et le monde ne pourront se faire sans modifications dans l'organisation interne de l'Église, et c'est en traitant ce sujet que s'achèvera ma conférence. Il s'agira en gros d'autoriser des groupes de fidèles laïcs à prendre leurs distances à l'égard des structures, des projets et des lieux de réunion de la vie diocésaine et surtout paroissiale pour s'organiser en communautés d'annonce de l'Évangile au monde dans lequel ils vivent. Je ne parle pas de séparation complète ni habituelle, surtout pas de rupture de communion, mais de liberté de ne pas participer à toutes les réunions cultuelles et autres, à se faire leur propre programme de réunions, qui viserait surtout la méditation, l'étude et la mise en pratique de l'Évangile, réunions auxquelles ils inviteraient toutes personnes intéressées à leurs débats, et pour lesquelles ils devront disposer d'autres lieux que les édifices cultuels Plus exactement encore, il ne s'agira pas de leur octroyer des dispenses, de leur permettre de prendre quelques libertés parce qu'ils ne supporteraient plus le régime de vie commun aux autres paroissiens. Ce que je souhaite, ce n'est pas qu'on les laisse partir et s'absenter, c'est qu'ils soient "envoyés" pour prendre en charge l'évangélisation de leurs lieux de vie ; c'est pourquoi j'ai employé le mot "autorisés", qui veut dire non seulement qu'ils aient l'autorisation" de déroger à la vie paroissiale pour travailler à la mission apostolique, mais surtout qu'ils puissent le faire avec "autorité", munis de l'autorité de l'Église pour annoncer l'Évangile dont elle a reçu du Christ la charge. Sous cet aspect-là, l'envoi des laïcs en mission va beaucoup plus loin que l'octroi à quelques fidèles de dispenses et de facilités, il signifierait que le magistère reconnaît à ses fidèles le droit à une parole libre au sens de responsable. Or, telle est l'une des grandes revendications de la modernité. En reconnaissant ce droit à ses fidèles, l'Église changerait évidemment de figure au regard des sociétés occidentales, elle leur ferait savoir qu'elle reconnaît, elle aussi, elle enfin, l'aspiration des personnes et des peuples à la "majorité", elle se réconcilierait ainsi avec le monde issu de la modernité, comme l'avait souhaité le concile Vatican II : alors l'annonce de l'Évangile à ce monde par le moyen des fidèles pourrait se faire en toute vérité au nom de l'Église du Christ.
Pourquoi certains s'affolent-ils des changements qui résulteraient de la reconnaissance du droit des laïcs à une parole responsable ? Ne sommes-nous pas déjà et depuis longtemps en pleine période de bouleversements ? Les églises, les séminaires, les congrégations religieuses se vident, le monde occidental se vide de la foi chrétienne : de tels changements ne méritent-ils pas d'être pris en compte ? La restructuration interparoissiale entreprise dans les dernières décades du siècle passé a déjà radicalement changé la vie paroissiale, mais aussi la physionomie de l'Église, car il n'y a plus de communautés de vie évangélique dans la plupart des communes de France. Alors, acceptons que d'autres réformes de la vie ecclésiale sont nécessaires pour mettre l'Évangile à portée d'écoute de nos concitoyens. La cause de l'Évangile dépasse infiniment celle des institutions ecclésiastiques.
Je voudrais encore souligner que le désir d'un changement structurel de l'Église ne doit pas être compris comme une critique radicale de l'Église ni surtout de la vie paroissiale. Quelques chrétiens - très peu, à vrai dire - m'écrivent qu'ils sont très satisfaits de leur vie en paroisse, qu'ils y jouissent d'une grande liberté de parole. Je m'en réjouis, tout en pensant qu'ils ne savent pas bien faire la différence entre une liberté de parole et une parole de responsabilité. Beaucoup, inversement, me disent qu'ils ne sont pas à l'aise dans leurs paroisses, que les prédications qu'ils y entendent ne leur apportent rien, qu'ils s'en désintéressent puisqu'ils n'y ont aucune responsabilité. Je leur donne volontiers raison, mais la question dont nous discutons ce soir, tout en étant motivée par ce malaise de tant de chrétiens, le dépasse infiniment, puisqu'il s'agit de l'annonce à notre monde de l'Évangile de Jésus Christ.
En ma qualité de théologien, c'est la seule question qui me retient et m'angoisse : notre Église annonce-t-elle vraiment l'Évangile au monde, et que pourrait-elle et devrait-elle faire pour l'annoncer efficacement ? En ma qualité de jésuite, membre d'une Compagnie fondée par Ignace de Loyola pour, je le cite, "parcourir tous lieux du monde" - "peragrare per diversa loca" - la seule question qui me préoccupe est l'audibilité du message évangélique de l'Église à un monde qui a désappris le nom même de Dieu. Elle ne sait plus parler officiellement que le langage façonné par sa tradition dogmatique et liturgique, parler de péché et de repentance, de célébrations et d'adoration, du salut bien sûr; mais en termes de finalité ultime, de ciel et d'enfer, alors que notre monde a des besoins de salut bien plus immédiats. - Des besoins matériels, certes, mais disons d'abord des besoins naturels, c'est-à-dire humains, besoins de considération et de dignité, de liberté et de respect, d'amitié et de soutien, des besoins d'humanité, qui appellent des actes matériels sans doute, mais qui ne laissent pas d'être de nature spirituelle et qui entrent à ce titre de plein droit dans la sphère du salut chrétien, du salut apporté en Jésus par le Dieu de l'homme, par l'humanité de Dieu. L'Évangile est plein d'instructions très concrètes à cet égard quand Jésus se dit envoyé pour guérir les malades et libérer les opprimés, quand il nous invite constamment au service des autres, à commencer par les plus petits et les plus pauvres, et quand Paul nous apprend qu'une création nouvelle est advenue en Jésus, par la paix entre Grecs et Juifs, une humanité nouvelle, réconciliée avec Dieu par sa réconciliation en elle-même. Tel est le langage du salut que nous devons parler avant celui des fins éternelles, puisque l'éternité est déjà présente par l'habitation de Dieu en nous.
Vatican Il avait senti le besoin de ce langage neuf, et l'avait initié dans son document final Gaudium et spes ; aux fidèles de le poursuivre par mode d'entretien. Pour parler ce langage à l'époque du numérique et du virtuel, point n'est besoin de voyager au loin, il suffit, mais il est nécessaire de communiquer, d'entrer dans le circuit des communications entre personnes humaines soucieuses de la qualité de vie humaine et de l'avenir de l'humanité. Le nom de Dieu s'est trouvé dans le langage des hommes dès qu'ils ont commencé à se parler en frères, et nous le voyons disparaître quand le monde cesse de parler en termes de fraternité : voilà ce qui nous commande de lui annoncer l'Évangile dans une langue neuve, et, pour cela, il faut aller à lui.
C'est dans ce but que Paul avait décidé d'aller manger avec les fidèles d'origine païenne, tandis que Pierre, pour éviter la souillure d'aliments impurs, préférait rester à la table des chrétiens d'origine juive ; la propagation de l'Évangile dans le monde païen s'est faite au prix de cette séparation. Une ligne de démarcation a toujours existé dans notre Église entre des chrétiens empressés à se cloîtrer dans leurs traditions et d'autres ouverts aux temps nouveaux, et ce sont souvent les mêmes, les premiers, qui refusent et combattent, ou, les seconds, qui acceptent et prônent les changements dans la société civile et politique. Ainsi voit-on de nos jours des chrétiens plus traditionnalistes rechercher les paroisses fidèles aux dévotions et liturgies du passé, d'autres au contraire, plus sécularisés, les fuir. La réforme ici envisagée n'y changera pas grand chose, sinon qu'elle retiendra dans l'Église ceux qui ont envie de la quitter en leur laissant prendre leurs distances à l'égard de paroisses rebelles aux nouveautés.
Dire que ces nouvelles communautés de laïcs seraient vouées à l'annonce évangélique ne signifie pas que des prières de caractère liturgique et des célébrations de type sacramentel, comme l'eucharistie ou la réconciliation, en seraient bannies, alors que les réunions de chrétiens ont pour origine commune et pour finalité essentielle de faire mémoire de la mort du Seigneur dans l'espérance de sa venue et de recevoir son pardon en se communiquant les uns aux autres la paix avec Dieu qu'il nous a obtenue sur la croix. L'aptitude des chrétiens réunis dans la foi au Christ à entrer en relation vivifiante avec Dieu tient au fait qu'ils constituent une "sainte communauté sacerdotale", selon la salutation que leur adressait l'apôtre Pierre, ou, selon celle de Paul, "le temple du Saint Esprit" et "le corps du Christ", et qu'ils sont dignes de s'offrir eux-mêmes à Dieu en sacrifice qui lui est agréable en tant qu'ils sont les membres du Christ. Ce sacerdoce commun, remis en honneur par Vatican II, ne fait pas de chaque chrétien, pris isolément, un prêtre ni un ministre de l'Église, mais fait de leur prière commune une liturgie agréable à Dieu, que préside au titre de leur sacerdoce commun celui d'entre eux qu'ils ont élu pour dirigeant et représentant. Pour éviter toute confusion, ce président s'abstiendra de reproduire les liturgies de la paroisse et les formules consécratoires du prêtre, et fera appel à l'inventivité de sa communauté. Ainsi faisaient les présidents des communautés des 1er et 2ème siècles, qui prononçaient de longues actions de grâce sur les aliments déposés sur la table où se faisait la fraction du pain, puis faisaient porter aux pauvres et aux absents ce qui en restait, en un temps où il n'y avait pas encore de sacerdoce consacré ni de distinction entre clercs et laïcs ni de rituels sacramentels,- toutes choses qui ne verront le jour qu'au début du 3ème siècle -, mais où l'on savait que la consécration essentielle est celle que la foi répand invisiblement et incessamment du Crucifié en chacun des membres de son corps. Voilà pourquoi il ne devrait pas y avoir de confusion ni de concurrence entre les eucharisties domestiques et privées, célébrées dans les communautés de laïcs sans la présence de prêtres, et les eucharisties paroissiales et publiques présidées par l'évêque ou par les prêtres qui le représentent ; les premières célèbrent la fraternité qui unit les membres de la communauté entre eux en les unissant au Christ ; les secondes célèbrent la foi qui rassemble toutes les communautés chrétiennes dans l'Église universelle du Christ. Cette distinction était connue des chrétiens tant que les humbles fractions du pain, pratiquées aux origines, perduraient dans la constitution hiérarchique d'une Église devenue religion d'Empire ; puis elle a été perdue de vue. Elle sera retrouvée quand les chrétiens de notre temps apprendront à célébrer alternativement des eucharisties de type libre et privé, et d'autres de type officiel et public. Il sera alors possible d'honorer la simplicité de la foi des origines sans rejeter ce qu'y a ajouté le hiératisme de la tradition.
La proposition de former des communautés de laïcs à but évangélique ne doit donc pas être confondue avec la question du recrutement sacerdotal et la proposition de conférer l'ordination sacerdotale à des hommes mariés ou à des femmes. Il est probable qu'il faudra en arriver là, non pas comme à un pis-aller, mais comme à une option tout à fait normale à notre époque, mais ce sont deux questions tout à fait différentes. Il s'agit, d'un côté, de l'annonce de l'Évangile au monde, de l'autre, de la survivance de l'institution cléricale, deux causes éminemment respectables, mais dont l'une a la priorité évidente sur l'autre. Mais cette priorité s'impose-t-elle de façon incontestable à tous les chrétiens ? Telle est la question, à laquelle les temps que nous vivons devront apporter la réponse.
Et telle est, en définitive, la signification du point d'interrogation apposé au titre de ma conférence Un nouveau printemps pour l'Église ? Pense-t-on que l'avenir de l'Église dépend de la popularité du nouveau pape dans l'opinion publique et de ses choix ? Ou de la volonté des chrétiens de prendre eux-mêmes cet avenir en charge ?
La question vous est posée.
Nantes, conférence du: 8-9 mars 2014
Joseph Moingt
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