Face au trépas, la foi n'a plus rien de théorique : c'est une question de vie ou de mort. Olga LOSSKY, issue d'une lignée de théologiens orthodoxes a écrit une chronique sensible sur les derniers instants de la vie. |
« Ah ! que j'ai chaud ! », soupire-t-elle une fois de plus en remuant faiblement sur l’oreiller. Dans ma main, ses doigts sont pourtant glacés, comme si la vie avait déjà commencé à refluer des extrémités de ce corps exténué par la maladie. À travers une fenêtre ouverte, la journée froide de novembre prend possession de la pièce sans paraître apaiser le feu qui brûle la malade. Il semblerait que son organisme veuille griller d’un coup ses dernières cartouches en une ultime explosion de fièvre. Dans cette chambre où la présence des proches alterne avec celle du personnel médical, tout le monde (à commencer par la malade) sait que ce corps n’en a plus que pour une petite poignée de jours, peut-être même d’heures, à être habité d’un souffle. Au creux du visage, aux couleurs délavées par la souffrance, les yeux gardent leur éclat. Regard de lucidité et de détresse où on lit l’effarement de se trouver là, de sentir son propre corps dévoré par une tumeur, qui en quelques semaines l’a menée sans prévenir aux portes de la mort. Regard où se déchiffre l’angoisse de ce qui est en train de se produire, ce divorce insoutenable d'avec la vie (la vie tant aimée, bonne et belle) et d'avec les vivants. |
C’est un climat d’attente qui règne dans la chambre, attente douloureuse de l'événement irrémédiable. Impossible d’anticiper mentalement ce qui va suivre. Plus que jamais, chacun s'accroche au présent. Les mots échangés, même s'ils ont le plus souvent trait à la position d’un oreiller ou à la nécessité de demander un nouvel antidouleur, se teintent d’une densité singulière. « Ah, je t'aime beaucoup, tu sais... », déclare la malade entre deux gorgées d’eau fraîche péniblement dégluties. Étiolée par les souffrances, elle n'a plus de force pour grand-chose, sinon ce qui constitue le cœur même de son être : l'affection qu'elle voue à ses proches. Lorsqu’elle n’est pas trop exténuée pour parler, elle s'inquiète de ceux qui ne peuvent être auprès d’elle. « Tu les embrasseras fort de ma part. » |
Sa vie durant, elle a prié, selon la formule qui revient presque à chaque célébration de la liturgie byzantine, pour « une fin de vie chrétienne paisible et calme, en toute piété et dignité ». L’heure est venue de transformer cette belle phrase en une réalité vécue. Malgré les souffrances présentes et l’inconnu de celles encore à venir, il est temps de s’abandonner avec confiance entre les mains du Créateur. D’adhérer de tout son être à l’intime conviction que « nul n’est éprouvé au-delà de ses forces » (1 Corinthiens 10, 13). Il s’agit de vivre en chrétien ce moment d’agonie. Face au trépas, comme jadis les chrétiens persécutés face à leurs bourreaux, la foi n’a plus rien de théorique : c’est une question de vie ou de mort. Si l’on croit au Dieu vivant, cette prochaine désagrégation du corps qu’est la mort physique ne constitue pas la fin de tout. L’existence véritable auprès du Christ ressuscité est au contraire sur le point de se révéler en plénitude. Mue crucifiante que ce passage, Pâque ultime où il faut plus que jamais incarner ses convictions. |
La tristesse de ce regard brun est avant tout pour ceux qui restent, pour ceux qui devront peiner encore ici-bas et dont la malade s’inquiète : « J’espère que tu n’auras pas attrapé froid avec cette fenêtre ouverte. » Le reste (son avenir à elle) n'est que paix. Les plages de somnolence s’allongent. Sommeil au souffle sonore qui est une lente plongée vers la torpeur de la mort. Bientôt, une poignée d’heures plus tard, rythmée par les changements de perfusion, tout est achevé. Devant le corps inerte, reste aux vivants la folie de l’espérance : « Je suis la Résurrection et la Vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra » (Jean 11, 25). |
Chronique de l'écrivaine Olga LOSSKY - Source : La Vie n°3567 du 13 mars 2014 |